Marc Bruimaud, La vie coule

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Faut-il que tout se sache ? “J’en suis convaincu”, nous dit Marc Bruimaud. Avec La vie coule, l’écrivain présente le premier tome de ses récits sentimentaux aux Éditions Jacques Flament

“Mes personnages ne sont pas inspirés par les filles, mais par la romance”. Cette citation de John Hugues (Maman, j’ai raté l’avion ; La Folle Journée de Ferris Bueller) introduit parfaitement le contenu du livre et son auteur, Marc Bruimaud, inconditionnel de cinéma, notamment celui de Truffaut. Le premier volet de cette autofiction parcoure dix années d’amours, un récit où souvenirs et correspondances explosent les frontières du flirt dans le respect des sentiments. Critique (cinéma, télévision, art) et écrivain, Marc Bruimaud est publié par des revues et des magazines. Il y a cinq ou six ans, sur les conseils de sa femme, il propose des nouvelles de fiction qui sont immédiatement prises par des revues littéraires ou des éditeurs, dont Jacques Flament chez qui il signe Makolet puis La vie coule.

Marc Bruimaud place de la république Limoges par Edda
Marc Bruimaud sur la Place de la République de Limoges © Edda

La vie coule

La vie coule, c’est un voyage complet dans l’univers de la romance. Un périple géographique, avec navigation à vue dans Limoges (ville de résidence de l’auteur), mais aussi Oléron, et Paris. Une exploration romantique avec Marie, Dolores, Rosie, Emma, Minnie, Lucy. Une ballade fétichiste avec ses lieux, ses appartements et ses objets. “C’est presque bergmanien ou c’est du Nous Deux ! Parfois, je ne sais même plus s’il y a une différence, au fond”, nous dit la deuxième citation d’introduction (lettre de Marie – 8 février 1999). Une manière simple et efficace de contextualiser le quotidien par l’acte artistique car, au fond, la différence existe seulement dans la manière de sublimer le banal, de raconter une histoire avec style et émotions, ce que fait brillamment l’auteur.

Marc Bruimaud livre une partie de son histoire via une mise à nu totale du puzzle de sa vie amoureuse. Le sexe y est un complément, parfois accessoire aux histoires de coeur. Les saillies verbales sont plus jouissives que les actes charnels, et certaines phrases, dont celles empruntées à la première femme de l’auteur mériteraient de devenir des slogans. Qui sait si un jour l’on pourra lire sur des t-shirts : “On ne quitte pas quelqu’un parce qu’il n’aime pas le steak tartare avec du vin rouge”. 

Interview

Cyprien.Rose. Comment s’est déroulée la rencontre avec Jacques Flament ?

Marc.Bruimaud. Par l’intermédiaire d’une nouvelle, “Christina” (en deux temps), que je lui avais envoyée courant 2014 pour son Agenda 2015 (il avait fait paraître un appel à textes). Ensuite, ça s’est fait naturellement, il cherchait des novellas pour sa petite collection « Côté Court », il y a eu Makolet, puis les textes de La vie coule l’ont, je crois, beaucoup touché… Il s’est passé la même chose avec Philippe Vieille qui dirige les Éditions Souffle Court : je lui ai fourni deux nouvelles pour deux anthologies collectives, et là, en 2017, il va publier mon premier recueil de SF, Bienvenue aux Paradis. Les textes courts sont de bons ambassadeurs auprès des éditeurs, ça les met en confiance, et après, ils vous proposent des choses plus conséquentes.

C.R. La vie coule est une fenêtre ouverte sur tes récits sentimentaux. D’autres travaux, comme tes films, survolent en rase-mottes ces « intimités ». Le livre, dont la couverture est tirée de Demake-up, est-il à la fois un résumé et un prolongement de ces films ? Un autre support ? Une compilation ?

M.B. En fait, les textes (notamment la trilogie Demake-up / Bristol / Super 8 sont antérieurs aux films. Simplement, je ne les avais pas proposés à des éditeurs, j’hésitais, car ce qu’on appelle communément l’ autofiction, je n’étais pas convaincu, me concernant, que ça puisse les intéresser. Et puis, il y avait, dans le genre, le poids de très grands auteurs, comme Annie Ernaux ou Sophie Calle. C’est Nelly Defaye, ma « femme actuelle » (« Minnie » dans La vie coule) qui m’a encouragé à les extraire de mon ordinateur en me disant que j’étais « impayable », donc singulier…

C.R. Quel est le point de départ de cette mise à nu sentimentale ?

M.B. Je suis quelqu’un qui a beaucoup de mal à supporter les séparations et leurs conséquences, notamment la disparition des êtres aimés qui, soudain, ne veulent plus vous voir et en arrivent même, dans certains cas, à se cacher. Je suis totalement obsédé par la romance, comme les personnages des comédies américaines modernes ou comme Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes de Truffaut. C’est vital pour moi, maladif. De ce fait, mes « récits sentimentaux » sont autant de catharsis qui me permettent de survivre en remâchant à loisir mes petites histoires. C’est un pan de mon écriture (car je produis d’autres choses, plus romanesques, et de la critique, aussi) auquel je reviens toujours, parce que ça me hante.

Je suis totalement obsédé par la romance, comme les personnages des comédies américaines modernes ou comme Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes de Truffaut

C.R. Dans tes récits, les personnes ne sont pas les seules à avoir de l’importance, il y a également les lieux et les objets qui, s’ils ne s’expriment pas, racontent des choses. L’intime pousse au fétichisme ?

M.B. Quand les gens ne sont plus là, qu’est-ce qui reste d’eux ? Des objets, des lettres, des traces diverses, et puis surtout des lieux, que tu peux revisiter sans cesse, en un perpétuel pèlerinage. Il y a quelques années, un fait divers m’avait frappé : à Albi, un artisan de 67 ans avait été pris en flagrant délit de décrochage de panneau routier et amené manu militari au commissariat local. Après interrogatoire et perquisition à son domicile, il était apparu que ce brave retraité, victime d’une rupture douloureuse, avait accumulé pendant trois ans, dans un hangar transformé en salle d’exposition, plus d’une centaine de panneaux signalétiques (noms de rues, directions, sites touristiques) lui rappelant les lieux où il avait vécu les meilleurs moments de son amour enfui. Cette histoire incroyable, si furieusement émouvante, je la comprends parfaitement, car, d’une certaine façon, je fais la même chose avec mes livres.

C.R. Prends-tu des notes quotidiennes, façon journal de bord, ou ta mémoire est-elle excellente ?

M.B. Non, je ne prends aucune note, ma mémoire étant effectivement excellente. D’ailleurs, la  plupart des dialogues du livre sont très proches de la réalité, retravaillés certes, mais d’une grande fidélité envers les amours vécues.

C.R. Les femmes du livre sont-elles toutes au courant de la publication ? Ont-elles réagi ? Si oui, est-ce que cela peut constituer l’une des matières du tome 2 ?

M.B. Il y a plusieurs cas de figures : Marie, ma première femme, Minnie, ma « femme actuelle », et Emma, l’héroïne de Super 8, sont tout à fait au courant, ont plus ou moins lu les textes et ont réagi diversement, Marie par un certain détachement (je pense surtout qu’elle a peur de découvrir des choses inédites, et elle n’a pas tort – je ne sais donc pas jusqu’où elle est allée dans le livre, elle ne m’en a jamais parlé), Minnie avec enthousiasme (c’est une inconditionnelle de mes écrits), Emma avec beaucoup d’émotion (je sais qu’elle a pleuré, considérant – à juste titre – Super 8 comme une sorte de déclaration d’amour ultime). Dolores (qui vit désormais loin de moi, vers la frontière espagnole), je ne lui ai pas encore envoyé, car je sais que ça va énormément la remuer, mais il va falloir le faire. Quant à Rosie, comme je l’explique dans Demake-up et dans Impossible de l’oublier, je ne sais même pas où elle est, puisqu’elle a décidé, depuis plus de quinze ans désormais, de me fuir par tous les moyens… Elle, pourtant, j’aimerais spécialement qu’elle puisse lire La vie coule, ça l’éclairerait peut-être sur un certain nombre de « péripéties » qu’elle n’a jamais digérées.

Pour ce qui est du tome 2, il est effectivement en cours d’écriture (il s’intitule Portrait de l’artiste en Gremlin), on y retrouve les mêmes femmes, car je suis loin d’avoir tout raconté, il reste des pans entiers de certaines histoires à défricher (comme, par exemple, la période où j’ai vécu à Rodez avec Dolores, ou mes dix années de mariage avec Minnie), mais je n’avais pas prévu d’écrire quelque chose à partir des réactions à la lecture du tome 1. Maintenant que tu en parles, ça n’est peut-être pas une mauvaise idée !

C.R. Cette notion d’intimité m’a parfois fait penser au film La Maman et la Putain de Jean Eustache, quand Alexandre (le personnage joué par Jean-Pierre Léaud) est persuadé que tout doit se savoir, les choses les plus banales comme les plus intimes. Je pense particulièrement à cette scène où il téléphone à un ami pour lui raconter comment il tente de retirer le tampon de sa partenaire, alors présente à ses côtés. Te sens-tu proche de ce cinéma, de cette façon de voir, et de dire, les choses ?

M.B. Ah, tout à fait, c’est une excellente remarque ! Plus qu’Eustache, j’ai surtout été nourri par le cinéma de Truffaut, que je vénère. J’ai cité L’homme qui aimait les femmes (je le connais sur le bout du doigt, pas une seule ligne de ses dialogues admirables ne m’est étrangère), mais il y a aussi, bien entendu, la saga Antoine Doinel qui d’ailleurs, nous fait retrouver Jean-Pierre Léaud. Les cinq films sont splendides et totalement bouleversants, L’amour en fuite représentant, à mon goût, ce qu’un homme peut produire de plus juste et beau sur l’idée, ô combien précieuse, de sentimentalité. D’ailleurs, c’est dans cet épisode final que Doinel agence peu à peu l’ensemble de ses aventures féminines au fil d’un livre qui s’appelle Les salades de l’amour. La vie coule (que j’avais un temps titré Voix off) aurait pu s’appeler Les salades de l’amour !

Sur l’idée de « tout doit se savoir », j’en suis convaincu… À la fin de La vie coule, il y a une continuité constituée par les lettres que les différentes filles m’ont envoyées sur la période traitée dans le recueil. Je l’ai fait pour, en quelque sorte, contrebalancer la fiction, apporter un contrepoint « réel » qui me semblait indispensable, et j’ai d’ailleurs de très bons retours de lecteurs (enfin, plutôt de lectrices) sur ce parti pris qui pourrait paraître indécent. De toute façon, je suis pour une littérature indécente et indigne. Je me souviens de la polémique qu’il y avait eu lorsque Desplechin (sans doute le plus grand réalisateur français en activité) avait utilisé des anecdotes de sa vie sentimentale pour Rois & Reines et que son ancienne copine s’en était offusquée. Je trouve ça lamentable et insupportable. L’art a tous les droits face à la vie.

C.R. Internet permet à qui veut de publier (textes, sons, images, etc.). Outre les “youtubeurs” (plus ou moins bons) ce support peut être un prolongement de ton travail sur l’intimité ?

M.B. Tous les supports m’intéressent. Il me semble que l’artiste contemporain se doit d’être pluridisciplinaire et multi-supports. Je suis par exemple très sensible aux démarches d’installations utilisant toutes les formes d’expression entremêlées dans une mise en espace faisant se confronter textes, images, musiques, objets bruts ou customisés, etc. Parler aux gens de toutes les manières possibles, en créant des univers forclos plus ou moins fantaisistes

 
Marc Bruimaud Tijuana
 
 
Son nouveau livre illustre parfaitement son ouverture d’esprit. Tijuana, qui inaugure le Cycle de Catalpa, est une oeuvre pluridisciplinaire, à la fois littéraire et photographique. Le texte de Marc Bruimaud y est accompagné de douze polaroïds signés Pascal Leroux (artiste également connu pour sa musique : Médikao, La Veuve Electro, Diamants Eternels) dans un boîtier cloche cartonné, contrecollé, avec vernis sélectif. Ce nouveau livre est le premier volume d’une fantaisie romanesque qui en compte sept, la plupart du temps l’action se situe entre les côtes américano-mexicaines occidentales et l’île de Catalpa où vit le narrateur Guy Misty (pseudonyme de M. Bruimaud), à découvrir par ici, ou par là.
Bonus : ou plutôt un souhait ; que Marc Bruimaud réalise un roman-photo (avec bulles…), et une série amoureuse façon télénovelas, doublages sur-joués en moins, quoique…

Fondateur de Houz-Motik, coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab, Cyprien Rose est journaliste indépendant. Il a collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il œuvre au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ. Il accepte volontiers qu'on lui offre un café...

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