Sirāt (2025), film d’Óliver Laxe auréolé du Prix du jury à Cannes, se distingue non seulement par ses images poétiques et ses espaces désertiques, mais également par une bande originale audacieuse ; la techno du producteur et compositeur Kangding Ray en est la colonne vertébrale dramaturgique
La partition de Sirāt n’est pas un accompagnement : c’est une ossature. Composée en amont, discutée longuement avec Óliver Laxe, elle s’insinue dans les recoins du film, l’anime de rythmes internes, d’ombres et de poussées, tout en gardant une densité qui dépasse la simple esthétique de club. Ce projet est un engagement, une exploration de comment une musique dite « de danse » peut porter le récit, la mélancolie, et l’invisible. C’est aussi un jalon pour le cinéma contemporain qui entend repenser la relation entre l’image et le son. Kangding Ray nous donne à entendre une question simple et puissante : quand l’image vacille, que reste-t-il sinon le son ?
Du script à la pulsation : une musique née avant les images

Kangding Ray a révélé qu’une grande part du score a été conçue avant même le tournage, sur la base du scénario, d’esquisses d’ambiances et de longues discussions avec le réalisateur. Il ne s’agit pas d’éclairer les images après coup, mais de donner une colonne vertébrale émotionnelle à toute la narration ; une structure musicale invisible mais nécessaire. Cette méthode rappelle l’idée d’une musique non « illustrative », mais « architecturée » : sans elle, les temps morts, les plans étirés ou les ellipses risqueraient de flotter. Ici, le chant techno s’insinue dans le récit, en l’enracinant.
Cette bande originale du film, publiée le 1ᵉʳ octobre 2025, comporte 12 pistes : de Sirāt à Amber Decay (Sirāt Remix). Certaines sont des remixes, d’autres des extraits solistes (ex. Surah Maryam). Sur Katharsis, par exemple, Kangding Ray collabore avec Laxe pour créer une pièce charnière entre montée ambient et techno dense. On remarque également dans Desierto ou Les Marches des nappes hypnotiques qui évoquent des espaces désertiques (respirations longues, glissements, silence avant l’orage musical). L’insertion d’extrait de Surah Maryam (Chapitre 19 du Coran, récit par Ali Keeler), dans Surah Maryam – Excerpt, installe une dimension sacrée, étrangère au club mais fertile au film.
« I was a bit afraid, to be honest, because I felt like it was very ambitious — and very crazy in a way » – Kangding Ray
Danser même quand tout se brise

Sirāt raconte un père (Luis), accompagné de son fils Esteban, part à la recherche de Mar, sa fille disparue depuis des mois, dans un univers de raves clandestines au Maroc, de caravanes et de désirs inassouvis. Le film valorise le mouvement, l’espace, le vide, la quête collective, dans un monde en crise. La techno devient ici un vecteur symbolique : danser comme acte de résistance, un moyen de continuer à exister malgré l’effondrement. C’est aussi ce qu’affirme Laxe lui-même dans un entretien : « Sirāt est un film sur le fait de continuer à danser et à vivre même quand on perd tout ». Les rythmes, les pulsations, les moments de rupture sonore. Tous parlent de perte, de l’absence, mais aussi d’un refus : on ne se tait pas devant le vide, on le fait vibrer.
Ce projet marque un tournant dans le parcours de Kangding Ray, c’est une extension de sa palette sonore vers la narration cinématographique. Il avait déjà flirté avec l’ambient, le noise, la structure expérimentale, mais composer pour un film d’une telle ambition impose une forme de discipline nouvelle. Cette BO ne se contente pas de colorer le film, elle injecte une logique interne. Le musicien a reçu le Cannes Soundtrack Award pour Sirāt. Ce projet participe désormais à l’ouverture pour le « cinéma électro » : un futur où les musiques de club ne sont pas seulement des « insertions », mais des matrices de narration. Comme Drone (2024), de Simon Bouisson, Sirāt pourrait inspirer d’autres créateurs à repenser la place du son dans le récit filmique.