Huit ans après Halo, Juana Molina revient avec DOGA, un double album dense, lentement façonné, né d’une accumulation presque ingérable de sons, d’idées et de formes. Plus qu’un retour, l’opus marque un déplacement : moins narratif, moins immédiatement aimable, mais profondément concentré sur la texture, le temps et l’espace
Fruit de près de six années de travail, DOGA condense l’obsession de Juana Molina pour les boucles, les gestes minimaux et les états intermédiaires. Un disque qui se joue des registres et qui refuse la synthèse facile, préfère l’étrangeté à la résolution, et qui parvient à s’imposer comme une pièce centrale, mais exigeante, de sa discographie ; une œuvre qui ne demande qu’à être aimée, avec de l’écoute et du temps…
Un disque né de l’excès

DOGA ne part pas d’un concept clair, mais d’un trop-plein. Trop d’heures enregistrées, trop d’idées coexistantes, trop de directions possibles. Juana Molina l’admet sans détour : « I felt I had nothing ». Non pas par manque d’inspiration, mais parce que l’abondance elle-même devenait paralysante. Le point de départ remonte à 2019, avec Improviset, un projet de concerts improvisés aux côtés du claviériste Odín Schwartz. Analog synths, séquenceurs, enregistrements systématiques : tout était capté, car rien ne pouvait être rejoué à l’identique. Ces matériaux, longtemps dormants, formeront plus tard le socle instable de DOGA.
Après la pandémie, l’émancipation totale… La pandémie marque une coupure nette. En mars 2020, Juana Molina joue au festival NRMAL à Mexico ; ce concert deviendra ANRMAL, son premier album live. Puis tout s’arrête. À la sortie de cette période suspendue, elle opère un virage décisif, création du label Sonamos, réappropriation complète de son catalogue, rupture avec les circuits de diffusion précédents. Ce contexte est essentiel. DOGA est le premier album entièrement produit, fabriqué et distribué sous son propre contrôle. Une liberté totale, mais aussi une responsabilité accrue. Plus de filtre, plus de contrainte extérieure : seulement la nécessité de décider, trancher, renoncer.
« After Sonorámica I spent two more years composing; I felt I had nothing. Until one day we saw we’d reached 30 hours of ideas. » — Juana Molina
Le rôle clé d’Emilio Haro

C’est là qu’intervient Emilio Haro, producteur appelé sur la phase finale du disque. Son arrivée agit comme un déblocage. Haro pousse Molina hors de ses réflexes, multiplier les prises, superposer les textures, accepter les traitements post-enregistrement, creuser la spatialisation. Juana résume cette rencontre sans emphase mais avec précision : « I’m more of a straightforward person; I don’t usually use post-recording effects… I thought Emilio had great command for creating spaces around things. » Ce dialogue façonne profondément DOGA. Le disque gagne en profondeur, en épaisseur, parfois au détriment de la lisibilité immédiate, et c’est précisément là qu’il devient intéressant.
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Une musique qui refuse la résolution. Composé de dix titres répartis sur quatre faces d’un double vinyle 45 tours, DOGA ne cherche ni le tube, ni la synthèse de carrière. Harmonies statiques, répétitions hypnotiques, mélodies obliques : la musique avance par micro-déplacements, par glissements successifs. Ce n’est pas un disque démonstratif. Il ne cherche pas à séduire, encore moins à expliquer. Certaines pièces semblent presque immobiles, mais se transforment lentement à l’écoute prolongée. Les voix deviennent des couches, les rythmes des respirations, les synthétiseurs des matières organiques. C’est un disque de fixation : Juana Molina y ancre durablement une esthétique qui se moque des tendances, des formats et des attentes. Pour les auditeurs familiers, il prolonge et radicalise les intuitions de Halo. Pour les nouveaux venus, il constitue une porte d’entrée possible, depuis la pop et le folk, à condition d’accepter de s’y perdre un peu. Avec DOGA, Juana Molina ne cherche pas à conclure quoi que ce soit. Elle installe un état, une durée, une densité. Un disque qui ne se livre pas d’emblée, mais qui s’impose lentement, et qui, une fois entré dans l’oreille, y reste longtemps.



