Une aventure romanesque où le feuilleton ne se fait pas seulement à chaque livre, mais à chaque chapitre. Afin de mieux saisir cette fiction qui colle à la réalité, nous avons posé quelques questions à Marc Bruimaud
Écrivain, critique d’art et vidéaste, Marc Bruimaud présente Catalpa, le second tome du Cycle de Catalpa, une saga romanesque en sept volumes dont les sorties s’étalent jusqu’en 2022 aux éditions blackout. Les livres se présentent sous la forme de coffrets (ouvrage + cartes postales). Les illustrations sont de Pascal Leroux (alias Xuorel), également musicien (Médikao, Diamants Éternels).
“Dès qu’un amour s’évapore, il se met en quête du suivant, inlassablement.”
Catalpa
L’action se situe entre les côtes américano-mexicaines occidentales et l’île (imaginaire) de Catalpa où vit Guy Misty. Le narrateur, enchaîne des aventures amoureuses géographiquement éloigné de sa femme Corinne, cet amour inconditionnel dont il est séparé. Il raconte à tout le monde qu’elle est morte alors quelle est belle est bien en vie et qu’ils se parlent régulièrement au téléphone… Il préserve ce qu’il reste cet amour en une sorte de privilège assez unique, mais Corinne n’est pas complètement isolée du monde… De temps en temps on a presque l’impression d’entendre Misty dire, façon tatouage mental : « l’amour parfait s’est fait la malle à cause de mes doutes”.
Misty s’affranchit des frontières géographiques et narratives comme Marc Bruimaud s’amuse de la fiction et de la réalité. L’auteur puise autant dans sa vie privée que dans les oeuvres filmographiques. Rien de surprenant à ce que l’univers cinématographique soit hyper présent, Marc Bruimaud est également critique. De la Belgique aux USA (notamment à New York où sévit le funeste « Fils de Sam », tueur en série), ou encore en Roumanie, le lecteur croise de nombreuses personnalités à travers un trombinoscope de choix, Misty croise la route de Richard Sarafian, de Kate Jackson, de Farrah Fawcett, de Joan Collins, mais aussi de Veronika et Carmilla et de la tendre stipteaseuse Linda. Et puis, il y a aussi une enquête en cours, menée par Jonathan Fastero et Iris…

Interview…
Cyprien.Rose. Il y a du torride dans Catalpa : de l’alcool, des femmes et des descriptions aussi fétichistes que ce qui fait le sel de La Vie Coule, et si le roman de tes récits sentimentaux évoque des passages réels de ta vie amoureuse, Catalpa s’installe comme une fiction. Pourtant, ce livre semble également emprunter un peu de la réalité, c’est une réalité parallèle à La vie coule ?
Marc.Bruimaud. C’est tout à fait ça. D’ailleurs, une des personnes qui me connaît le mieux depuis des décennies (mon ami et ex beau-frère Serge Don Marino), lorsqu’il a entamé la lecture du « Cycle de Catalpa » avec le tome 1, Tijuana, s’est exclamé : « Mais enfin, tu as écrit la même chose que La vie coule… en fiction ! ».
Ceci étant et sans plaisanter, il existe effectivement un jeu de miroirs permanent entre mes récits personnels (dont je termine actuellement le tome 2, La belle vie) et cette espèce de « fantaisie romanesque » que je suis censé dévoiler petit à petit jusqu’en 2022, année de parution du tome 7, Retour à Catalpa.
Non seulement les personnages se répondent, mais aussi les situations, certains lieux, des bribes de dialogues et, bien entendu, les références innervant la matérialité scripturale, constituant véritablement sa chair et son sang… Une autre fidèle lectrice (la plasticienne Valérie Pillon avec laquelle je travaille actuellement sur un recueil de nouvelles noires, Ici, à paraître fin 2018 aux Éditions Black-out) qui explore tranquillement mes livres les uns après les autres, m’a récemment confié : « Je commence à saisir les liens tissés entre chaque histoire ». De fait, mon œuvre se conçoit comme un gigantesque puzzle dont il faut emboîter les différentes pièces pour en percevoir la globalité, en même temps que les variations signifiantes.
Concernant ce que tu appelles le « fétichisme », je crois énormément à la caractérisation des êtres humains par la description méticuleuse de leur environnement et de l’ensemble des éléments quotidiens qu’ils mettent en réseau : objets, vêtements, parfums, goûts esthétiques et idéologiques, attitudes récurrentes, que sais-je encore ? C’est mon côté perecquien et surtout « anti-psychologisant ».

C.R. Les personnages féminins de Catalpa sont traités avec tendresse, même lors de situations parfois inconfortables. Une tendresse qui semble autant destinée à un moment, une scène, qu’aux personnages eux-mêmes. C’est le tempérament d’un personnage qui crée le contexte ? Ou bien le contexte qui révèle un personnage ?
M.B. Eh bien, les deux, justement, et ton interrogation me paraît spécialement pertinente. En tant qu’individu et ensuite écrivain, je suis perclus de remembrances nostalgiques, pour ne pas dire « magiques », qui emplissent mon cœur et renvoient à la fois à des personnes perdues ou égarées et à des moments ineffables dont je tente de restituer fictivement l’ambiance plus ou moins fantasmée. Dans Catalpa, le tome 2 du cycle, l’exemple parfait de cette recomposition « tendre », c’est l’histoire récurrente de Linda, la fille du peep-show, chez qui Misty échoue régulièrement, seul ou accompagné.
À la fin des années 90, chaque fois que j’allais à Paris pour mon travail, des réunions insipides uniquement destinées à me faire gagner ma croûte, je m’arrêtais systématiquement rue Saint-Denis dans un peep-show bleu, toujours le même (que j’évoque d’ailleurs dans un paragraphe de La vie coule), et là, il y avait cette fille très jeune, une étudiante latino d’une beauté stupéfiante, qui s’offrait à toi avec une spontanéité si généreuse ; je me souviens avoir passé avec elle des moments d’absolu bonheur que le souvenir a progressivement transformés en radieuses parenthèses romantiques.
Pour parler cinéma, mon dada comme tu sais, un de mes films préférés que je serais capable de regarder en boucle et qui me fait pleurer de joie et de tristesse conjuguées à chaque vision, c’est Amarcord de Federico Fellini, une illustration sublime (ô combien bouleversante) de ce dont nous sommes en train de parler. Lors de sa première diffusion au Cinéma de Minuit de France 3, il y a bien longtemps, Patrick Brion avait lu cet extrait d’une interview de Fellini à propos des mécanismes de création : « Je ne sais plus distinguer ce qui a eu lieu pour de bon et ce que j’ai inventé. Aux souvenirs vrais se superpose le souvenir des toiles de fond, de la mer en plastique, et les personnages de mon adolescence à Rimini sont comme repoussés à grands coups de coude par les comédiens et les figurants qui les ont représentés dans la reconstruction scénographique de mes films ». Que dire de plus !
C.R. Le « poly-amour » permet à de nombreuses personnes de s’affranchir des relations normées pour assumer leurs amours, qu’ils soient romantiques ou sexuels. Est-ce une pratique évidente pour Guy Misty ? Ou est-il un cœur d’artichaut, ou encore un épicurien des sentiments ?
M.B. Misty illustre parfaitement l’épigraphe de La vie coule, cette citation de John Hugues, le réalisateur (entre autres) de Breakfast Club : « Mes personnages ne sont pas obsédés par les filles, mais par la romance ». Il ne peut vivre que dans cet état irrationnel de confusion mentale qu’autorise la passion amoureuse. La « réalité » ne l’intéresse guère. Dès qu’un amour s’évapore, il se met en quête du suivant, inlassablement. Le contact affectif, sentimental, lui est nécessaire, il s’attache inconsidérément aux gens, se met en péril perpétuel. Les scènes dans la chambre d’hôtel avec Veronika Hess au début de Catalpa le montrent bien, sans parler de l’« aventure Carmilla ».
L’autre aspect, c’est qu’à force de pratiquer sans cesse cette espèce de gymnastique émotionnelle, il génère sa propre fiction à l’intérieur de la mienne. Dans le chapitre 24 de la partie 2 de Loin de Catalpa, le tome 4 qui ne paraîtra qu’en 2019, il y a un dialogue entre lui et sa femme Corinne, qui va dans ce sens. Pour une énième fois, il lui téléphone, afin qu’elle le guide dans les ténèbres sensibles, et ça donne ce dialogue édifiant :
– Tu veux quoi, cette fois-ci ?
– Pas d’argent, Corinne, juste un conseil.
Elle soupira avec ostentation.
– Par pitié, sois charitable. Tu m’aimes encore un peu, non ?
– Mais oui… (un temps). Bon, alors ?
– Qu’est-ce que tu penses de Farrah Fawcett ?
Je l’entendis ricaner. Une pause plus longue, puis :
– Mon pauvre Mind, tu vis vraiment en plein téléfilm…
Je dus admettre qu’elle n’avait pas tort. Depuis notre départ de Broadway et la faillite du club, j’avais sérieusement décroché du réel, à un degré qu’elle n’imaginait pas. J’attendis son verdict.
– Après tout, vas-y franco… C’est pas ce que tu voulais entendre ?
– Sans doute.
– Fais attention à toi, quand même. Tu me sembles de plus en plus perdu. »
Enfin, histoire d’être complet dans ma réponse : non, avec Misty, il n’est nullement question d’épicurisme. Le personnage est bien trop anxieux pour être épicurien.

C.R. La frontière entre fiction et réalité est un jeu intéressant, notamment dans l’emprunt de noms, de lieux et de titres d’œuvres… Ta passion pour le cinéma et les séries TV inclut des références, comme Sarafian et ses films par exemple. C’est une manière de rendre hommage, d’inciter le lecteur à voir ces œuvres ? Faire lire Catalpa aux personnages existants, ou du moins leur parler de leur rôle dans l’histoire, l’idée t’es déjà venue ?
M.B. Vers la fin des années 70, qui correspond à l’époque où j’ai commencé à réfléchir au Cycle de Catalpa, j’ai été frappé par plusieurs auteurs, en premier lieu Nicholas Meyer dont j’ai d’abord lu La Solution à 7% où Sherlock Holmes, à la demande de Watson, partait pour Vienne faire soigner ses addictions par Sigmund Freud. Dans la suite écrite deux ans plus tard (je m’en souviens un peu moins), Holmes rencontrait Oscar Wilde et Bram Stoker. Ensuite, Meyer a réalisé un film merveilleux, C’était demain (en anglais Time after time) partant du postulat que H.G.Wells avait réellement inventé la machine à remonter le temps, qu’il la cachait dans sa cave, et qu’un soir où il avait invité des amis à souper, Jack l’Éventreur l’empruntait pour rejoindre le XXème siècle…
J’étais fasciné par ces histoires extravagantes, d’autant que Meyer, lors d’une interview, avait parlé de « fantasy » pour caractériser cette méthode narrative originale, rocambolesque, où personnages inventés côtoient impunément des figures célèbres, historiques, littéraires, artistiques, etc. Au même moment, Stuart Kaminsky entamait son cycle de polars mettant en scène le privé Toby Peters, un détective « hard-boiled » dans la pure tradition Philip Marlowe-Sam Spade, dont les enquêtes se déroulaient à Hollywood pendant les années trente-quarante.
Ainsi, le premier tome (Judy et ses nabots) le propulsait sur le tournage du Magicien d’Oz, car un nain avait été assassiné sur la fameuse « yellow brick road ». Il y croisait Judy Garland, tandis que dans les tomes suivants, il allait rencontrer Erroll Flynn, Humphrey Bogart, John Wayne, les Marx Brothers… Enfin bref, j’avais à peine vingt ans et je dévorais ces volumes en me disant : « Si j‘arrive à écrire, je ferai un truc dans ce genre-là »
Je pourrais aussi parler de Doctorow avec Ragtime, de Barry Malzberg avec Crève l’écran et La destruction du temple, et, bien entendu, de Vermilion Sands de Ballard.
Quand il s’est agi d’écrire le Cycle de Catalpa pour de bon (après de multiples années de réflexion, de notes, de tableaux synoptiques faisant se répondre les personnages, les situations, les lieux, etc.), j’ai décidé de généraliser ce principe de « fantasy » si cher à mon cœur. C’est pourquoi on trouve dans le cycle non seulement des personnes réelles plus ou moins masquées, mais aussi des entités fictives empruntées à d’autres créateurs, par exemple une grande partie des personnages de Southland Talesde Richard Kelly (un de mes films récents préférés), ainsi que des icônes de l’univers Chris Carter, spécialement MillenniuM. Cela donne une sorte de « smorgasbord » actantiel dans lequel j’ai mélangé une infinité de références issues à la fois de mon imagination et de ma culture personnelle, le tout au sein d’un monde complètement disloqué. Je dirais, pour conclure, qu’on se trouve donc face à une œuvre plutôt maniériste qu’on pourrait qualifier de « post-moderne », et d’inspiration néo-borgesienne, « à la Raymond Roussel ».
C.R. Je trouve le passage du coup de fil à Corinne très touchant. J’ai l’impression non pas d’une dualité mais d’un complément, comme si cette parenthèse dans le récit pouvait aussi être une ellipse dans la vie réelle de l’auteur, même si ce qui est écrit ne correspond pas à la réalité. La faire mourir aux yeux des personnages de fiction, dans une sorte de consentement mutuel, et se faire tout de même prêter de l’argent, c’est comme un adoubement de situation, autant dans un travail que dans une relation… C’est également assez amusant que ce soit Corinne qui annonce la mort d’un autre personnage à Guy Misty… Corinne est-elle un hommage, une muse, un phare ?
M.B Je suis très touché que tu aies remarqué l’importance capitale de ces passages disséminés dans tout le cycle. Corinne est plus qu’une « âme-sœur » pour Misty, c’est une sorte d’extension de lui-même, de double bienveillant (son doppelgänger positif) capable de faire à sa place la synthèse nécessaire à sa survie. Misty est par essence un être morcelé, fragmenté, et les rares contacts qu’il entretient avec sa femme (jusqu’à ce qu’elle meure, apparemment suicidée) le recadrent pour un temps, jusqu’à la fois suivante.
L’autre aspect fondamental, c’est que Corinne ne porte aucun jugement moral sur Misty, elle se contente d’être là pour lui quand il en a besoin, tout en s’en étant éloignée, par préservation personnelle. D’une certaine manière, elle symbolise l’« amour inconditionnel » dont tout être humain rêve. Si tu veux vraiment que je te dévoile l’origine de ce personnage et des relations qu’elle persiste à préserver avec le narrateur, eh bien, ça ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une fictivation directe de ma propre femme, Nelly Defaye (à ceci près qu’elle est encore vivante !).
C.R. Enfin, évoquons le “karmique”. Page 142, Misty se retrouve seul avec une Farrah Fawcett un brin déprimée, et il ya ce délicieux passage où Misty propose de s’occuper d’elle parce que son gourou lui a recommandé de multiplier les bonnes actions, “Une nécessité Karmique, paraît-il.” Le karmique, avec ou sans gourou. Est-ce une nécessité ?
M.B. D’une certaine façon, oui… Nous vivons dans un monde totalement dépourvu de sens, d’une absurdité (et d’une abjection) terrifiante. Alors, le recours à une tentative de connaissance de soi à travers ses actions et ses aspirations permet de ne pas devenir complètement fou. C’est également le rôle de l’écriture, comme l’a dit Anaïs Nin que je cite sur la quatrième de couverture de Catalpa : « Je crois que l’on écrit parce que l’on doit se créer un monde dans lequel on puisse vivre ». Maintenant, pour ce qui est d’expliquer vraiment où l’on veut en venir en construisant un univers fictif personnel, je renverrai plutôt à cette citation réaliste de David Lynch : « Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose, alors qu’ils acceptent tout à fait que leur vie à eux ne rime à rien ».
Le cycle de Catalpa. Vol. 2. Catalpa de Marc Bruimaud, éditions Black-out, juillet 2017.