Pax Americana, un album signé André Bratten

Andre Bratten – Pax Americana

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André Bratten sort Pax Americana. Nous avons rencontré le producteur norvégien, son nouvel album est disponible via Smalltown Supersound

André Bratten s’est rapidement imposé comme l’un des artistes majeurs des musiques électroniques modernes. Après s’être façonné une solide réputation en Europe, lors de ses concerts et de ses DJ sets, le producteur a quitté Oslo pour s’installer à la campagne. La bas, il se consacre à son travail en studio, dans lequel il compose, inspiré par ses idoles de jeunesse : Boards of Canada, Autechre, ou encore James Stinson (Drexciya) et ses projets The Other People Place et Transilusion .

Après Be a Man You Ant, son premier album sorti sur le label d’Oslo Full Pupp, puis ses albums Math Ilium Ion et Gode (Smalltown Supersound), André Bratten présente Pax Americana. Un album dans lequel il a conçu chaque pistes “à l’ancienne”, de manière analogique, avec un vieux séquenceur, une magnéto à bande et un mixeur vintage sur lequel ABBA a enregistré dans les années 1980. Profonde, sa musique esquisse une Vision du Monde plutôt perspicace, mariant conscience Anthropocène et parenthèses enchantées : “J’ai toujours été fasciné par la sensation qu’un son peu vous faire ressentir, sans être quelque chose que vous puissiez toucher”.

Choisir son mode de vie

Cyprien.Rose. Vous faites escale à Paris pour votre tournée promo, alors que vous pourriez tranquillement composer dans votre studio, bien installé au fond de votre jardin à la campagne ?
André.Braten. Oui, mes parents, ma femme et moi avons acheté, tous ensembles.

C.R. Oh, vous vivez en communauté…
A.B. (rires) Je vis dans une communauté hippie un peu bizarre, avec mes parents, ma femme et mes enfants, et j’y ai construit mon studio. Nous nous sommes installé là bas, d’une part parce que cela devenait de plus en plus cher de louer en ville, d’autre part parce que l’on ressentait le besoin de sortir de la ville, alors un jour j’ai dit : “ras le bol, on se tire d’ici” !

En ville, on ne voit pas trop ce qui se passe dans le “monde réel”. Vivre en ville, c’est pratiquement comme vivre dans un show télévisé.

C.R. Vous vous sentez concerné par le changement climatique ? Quelle est votre vision du futur proche ? Notamment pour votre façon de vivre.
A.B. Honnêtement, je suis très heureux d’être propriétaire et d’avoir de l’eau fraîche qui sort de notre puits. Je suis ravi d’avoir quitté la ville. J’ai l’intime conviction que dans une bonne vingtaine d’année, la superficie, la terre et l’eau seront les choses les plus importantes. Je crois aussi que l’on est déjà trop nombreux, et trop nombreux sur de petits espaces.

En ville, on ne voit pas trop ce qui se passe dans le “monde réel”. Vivre en ville, c’est pratiquement comme vivre dans un show télévisé. Dès que les habitants des villes sortent des zones très urbaines, on constate un effet immédiat sur eux. Je comprends que cette vision du futur puisse donner le cafard à pas mal de gens, mais je ne vois guère d’autre alternative.

C.R. Et les enfants dans tout ça ?
A.B. C’est difficile à dire, et même si je pense qu’ils ne seront pas aussi privilégiés qu’on a pu l’être, je crois que l’on pourra vivre mieux, en conscience. Pour le moment, il y a des débats et des batailles, sociales et politiques, afin de trouver l’argent nécessaire pour remédier aux problèmes, car tout est capitalisé. En fait, on a juste besoin que l’argent servent en priorité à l’écologie, car pour le moment, “la société” fonctionne avec un ancien logiciel qu’il est grand temps de mettre à jour.

C.R. Pensez-vous que votre musique est différente depuis ce changement ?
A.B. Oui, et non… En fait ma musique dépend surtout de la façon dont je travaille, et du temps que j’y consacre. Par exemple, pour l’album précédent, j’y ai consacré chaque jour de ma vie pendant quatre ans. Après cela, j’ai passé plus de trois ans sur un autre projet. Je fais toujours de la musique, même lorsque je prépare un album, je travaille également sur d’autres sons, dont certains viennent se greffer sur d’autres projets. Une chose est sûre, lorsque un processus est épuisant, je ne le refais jamais.

C.R. De nombreux artistes travaillent plusieurs choses en parallèle. Cela me fait penser à l’écrivain Alain Damasio, qui vient de sortir Les Furtifs, un livre qui lui a pris 15 ou 16 ans de sa vie mais, entre l’idée de le faire et sa sortie, il a sorti d’autres bouquins.
A.B. Je pense qu’il est très important de travailler ses idées quand elles viennent, même si des projets mettent plusieurs années à sortir, voire même s’ils ne sortent jamais. Parfois certaines idées permettent à d’autres d’avancer. Peut-être qu’avec une autre méthode ce disque pourrait être différent, voire moins bon, mais l’on se doit d’avoir plusieurs nous pour avancer, enfin, je me comprends…

C.R. Durant un bref instant, j’ai cru que vous alliez révéler votre schizophrénie.
A.B. (rires)

Portrait de André Bratten
DR André Bratten

S’extraire des clichés

C.R. Je crois que vous aimez la musique d’Aphex Twin
A.B. Oui, qui ne l’aime pas ?

C.R. Certain·e·s probablement. Mais sans que vous fassiez la même musique, je ressens quelque chose en commun, dans le sens de concevoir votre propre univers, la façon de produire et d’élaborer un studio…
A.B. Je prends cela pour un compliment. J’ai toujours pensé qu’être dans un studio avec des gens qui nous ressemble ne nous donne pas assez de contraste pour en vivre pleinement, c’est une situation trop confortable où l’on fait toujours les mêmes choses. Quand la nouvelle scène disco est arrivée tout était plutôt cool, puis, d’un seul coup, c’est devenu très répétitif. Je n’ai jamais trop été dans cet univers, mais j’y ai des amis et la scène club a beaucoup oeuvré dans ce sens.

Aujourd’hui, la scène est plus ouverte et l’on peut entendre à nouveau de la Drum’n’Bass, et on peut jouer à peu prêt ce que l’on veut. J’ai davantage envie d’y contribuer, mais je n’aime pas la facilité. Le : “je suis content, tu es content, nous sommes content”, c’est un des trucs les plus chiants qui existent. Je pense que l’on a vraiment besoin de gens pour, par exemple, demander à Tape Implala d’aller pleurnicher ailleurs parce qu’ils préfèrent écouter Hellfish & Producer à plus de 125 db dans un petit club, ce genre de truc me donne tellement de joie !

C.R. Je crois que l’on a déjà pas mal de gens qui le font en soirée. En revanche le ratio est en forte baisse lorsqu’il s’agit de le dire à un artiste renommé. Soit parce qu’il n’ont pas accès à la scène, soit parce que cette renommée impose, en quelque sorte, une marque de respect qu’il n’ont pas avec des musiciens ou DJ locaux…
A.B. Oui, il y a encore un peu de travail.

Nourrir ses passions

C.R. Vous imposez-vous des exercices quotidiens afin de vous aérer l’esprit, pour laisser de la place à de nouvelles idées ? Vous faites du sport ?
A.B. Non (rires) pas de sport, enfin pas de salle de sport, mais je marche beaucoup, je fais des randonnées. Je skie un peu également, avec ma femme. (rires) Maintenant tout le monde va croire que je n’ai pas d’amis, et qu’il n’y a que ma femme…

C.R. (rires) Oui, je l’avais remarqué !
A.B. (rires) Pour m’aérer l’esprit, je fais de la photo noir et blanc, je développe tout moi-même, je fais aussi mes tirages, et j’y prends beaucoup de plaisir.

C.R. Il y a une raison particulière à suivre ce processus ? Un·e artiste vous a particulièrement inspiré dan ce domaine ?
A.B. Oui, la pratique de la photographie me détend, c’est créatif et méditatif, et j’aime beaucoup le travail d’Ansel Adams pas mal de paysages en Noir et Blanc.

C.R. C’est intéressant, car même si vous êtes moins photographe que musicien, vous abordez les deux pratiques dans leur globalité, c’est-à-dire de A à Z.
A.B. Je passe probablement trop de temps sur chaque pratique, mais c’est aussi ma façon de travailler.

C.R. Utilisez-vous parfois vos images afin d’illustrer votre musique ?
A.B. J’essai de mettre en place ma propre séance de photo de presse, avec l’appareil de mon arrière-grand-père, un vieil AGFA Billy 6×9.

C.R. Oh, je vois, c’est un appareil avec une petite chambre, non ?
A.B. En effet, cela permet de faire des choses d’apparence un peu plus “Oldschool”. Je crois que ce serait amusant de l’utiliser pour refaire des photos de presse. Bon ce serait certainement différent de celles de Moondog, mais c’est fun car très facile d’utilisation. Je n’ai pas d’ambition, ce n’est que du plaisir.

C.R. J’ai du mal à penser que vous n’ayez pas d’ambition
A.B. Je n’en ai pas pour la photo, mais pour tout le reste, j’en ai à revendre… La photographie, j’adore, mais à part prendre du temps pour faire des images de qualité, je n’ai pas le désir de faire carrière.

C.R. Vous pourriez également utiliser vos images en les transformant en sons, il y a quelques logiciels pour cela, et c’est assez intéressant.
A.B. Vraiment ?

C.R. J’ai découvert ces outils il y a quelques années et, même si ce n’est pas toujours complètement fou dans le rendu, en incorporant d’autres sons, ou en travaillant cette nouvelle matière, on peut pousser l’exploration. C’est un peu comme jouer avec une dimension parallèle, ça ne marche pas à tous les coups, mais ça ouvre l’esprit…
A.B. Oh je vois, c’est intéressant.

C.R. Vous êtes toujours sur plusieurs projets. Ce nouvel album est commun à quel autre projet ?
A.B. Celui-ci a été réalisé pendant une partie des quatre années du précédent.

C.R. Beaucoup de producteurs qui, comme vous, travaillent sans cesse, se retrouvent avec plusieurs centaines de pistes sous la main, parfois des boucles ou des morceaux entiers. Vient ensuite l’étape de sélection avant de sortir un disque, c’est facile de choisir ?
A.B. Non (rires). Pour celui-ci, j’ai préféré ne pas utiliser de boucles, mais plutôt un séquenceur et un enregistreur à bande. C’était très épanouissant car mon nouveau studio possède un double set-up. J’ai acheté une ville console de mixage à un type qui vient du Rockabilly, et qui vit sur une colline, c’est une histoire amusante d’ailleurs…

Portrait de André Bratten
DR André Bratten

Demande, et tu recevras

C.R. C’était la console de mixage du groupe Abba, non ?
A.B. Pour être exact, au départ la console appartenait à la TV suédoise. Puis Abba l’a utilisé pour enregistrer un disque et, ensuite, ce type qui faisait un peu de variété Folk, Country norvégienne et Rockabilly, l’a acheté et emmené chez lui, au milieu de nul part. Et, finalement, il me l’a donné !

C.R. Donné… Comme ça ? Quel cadeau !
A.B. Oui, j’étais complètement surpris, il m’a dit : “tu la veux ?”, j’ai bredouillé un truc du genre “euh, ouais… “, et il m’a dit “si tu la veux, viens la chercher, mais je te préviens, elle pèse 400 kg…”. J’ai donc dû trouver un véhicule capable de la transporter, ainsi que deux mecs au physique de gorille, et j’ai conduit des heures dans le cœur de la Norvège avant d’arriver dans une propreté de dingue.

Je lui ai demandé quel était son groupe favori, il m’a répondu les Beatles, et quand je lui ai demandé quels albums il avait, il m’a juste dit, “aucun, je les écoute dans ma tête !”.

Parce qu’il a gagné énormément beaucoup d’argent avec ses productions dans les années 70, il vit dans une maison assez incroyable, dessinée par un architecte notamment réputé pour avoir fait un pavillon scandinave. Je crois que c’est à trois heures de route depuis Oslo, on traverse une forêt où il n’y a rien que de la forêt, et on arrive sur cette propriété qui pourrait ressembler à un bateau..

On y est donc allé avec ma femme, encore elle (rires). Elle était enceinte, on est entré, et les propriétaires étaient à table, ils nous ont invité à manger puis le type à dit : “tu peux prendre la console si tu veux, moi je n’ai pas besoin d’argent, emporte-là…”. Alors on a bu quelques bières et parlé de musique.

(NDLA, après nous avoir montré une photo de la maison sur son téléphone, André Bratten n’en a pas dit beaucoup plus sur ce personnage mais, après quelques recherches, il pourrait s’agir de la Villa Busk,  une grande maison située à Bramble en Norvège, ou vivrait Terje Welle Busk et sa femme. On aperçoit d’ailleurs une console vintage dans cette archive. Le couple parle de leur villa dans cet article, elle a été dessinée par Sverre Fehn, architecte a qui l’on doit le “pavillon nordique”, présenté lors de la biennale de Venise de 1962).

C.R. Il m’a l’air d’être un type intéressant !
A.B. Très intéressant, et malgré son âge, c’est toujours une légende dans son genre, nous sommes d’ailleurs toujours en contact. Quand je lui ai demandé quel était son groupe favori, il m’a répondu les Beatles, et quand je lui ai demandé quels albums il avait, il m’a juste dit, “aucun, je les écoute dans ma tête !”. C’était assez drôle, il y avait aussi des écureuils à l’intérieur…

C.R. (rires ) À l’intérieur de la console ?
A.B. (rires) Non, fort heureusement.

C.R. Vous avez l’impression d’être privilégié en travaillant avec cette console ?
A.B. C’est un mixer Harisson, et il me semble que c’est le même modèle utilisé pour enregistrer l’album Thriller, d’autres artistes l’ont aussi utilisé, Sade par exemple… C’est un privilège de l’avoir, mais c’est surtout beaucoup de travail pour l’entretenir, je dois réparer l’alimentation électrique tous les mois…

C.R. Elle a servi pour ce disque ?
A.B. Oui, avec elle, j’ai enregistré tout l’album. En fait, j’ai patché tous mes synthés et les périphériques, je séquence sans ordinateur, histoire de produire une sorte de techno “traditionnelle”, et d’un autre côté, j’ai monté toute une partie numérique. Avec ces deux formules, je peux jongler entre plusieurs projets.

C.R. Avec ces deux formules, vous pouvez jongler entre plusieurs choses, quel est l’autre projet ?
A.B. Je ne sais pas encore, peut-être dans un an ou deux, c’est difficile à dire.

C.R. Vous travaillez dessus depuis longtemps ?
A.B. Depuis 2015.

C.R. Ne perdez pas le rythme. (rires)
A.B. (rires)

C.R. Bosser sur différents projets, c’est une chose, mais je trouve intéressant que vous le fassiez en changeant de configuration technique, en alternant.
A.B. En fait, c’est comme si on changeait de couleur, au lieu d’être toujours sur la même. Je peux dire que j’ai passé plus de temps sur ce disque parce que c’est plus amusant, et assez spontané, il y a un côté “enfantin” dans cette découverte.

C.R. Pensez-vous que composer de la musique peut s’apparenter à la pratique de la peinture ?
A.B. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait plutôt de créer quelque chose que je pouvais toucher mentalement. Car à chaque fois que je fais quelque chose, c’est vite le bordel, et le boulot le plus important est de trouver le moyen d’éclaircir. J’essaie aussi de penser en couleur, et si je considère que chaque élément à une couleur et que le disque en aura une, alors je peux faire 8 ou 10 morceaux de cette couleur.

Travaillez à son rythme

C.R. Quand avez-vous décidé de vous consacrer entièrement à la musique, et de ne vivre que de cela ?
A.B. Je ne sais plus trop, ce que je sais, c’est que c’est un aller sans retour. J’ai pris la décision, j’ai fait des disques, j’ai commencé à tourner, et je ne peux pas m’arrêter. J’aimerais pouvoir dire : “oh, je ne ferai plus jamais de tournée”, ou encore “je ne prendrais plus d’avions, je ne ferai plus le DJ”, et je pourrai rester peinard chez moi.

Mais lorsqu’on passe autant de temps et que l’on met autant d’envie et d’ambition dans son travail, qui est avant tout une passion, on se fiche un peu de l’aspect financier, ce qui compte, c’est de pouvoir faire ce que l’on aime. Il faut juste être capable d’être bon dans le domaine que vous avez choisi. C’est une question de bien-être !

C.R. C’est aussi une histoire de rythme…
A.B. Je trouve que de nombreux producteurs sortent beaucoup de disques, ou régulièrement, en fait, c’est une sorte de boucle, ils vont au studio faire un disque, puis ils rentrent à la maison, mais ces disques sont souvent des variations de leur premier maxi. Ce n’est pas ma conception de la production musicale.

Je préfère passer quatre années dans le trou noir de la confusion et enfin sortir quelque chose de totalement différent, être fier d’avoir évolué et de proposer un nouveau concept, car je crois que lorsque l’on écoute mon travail, on peut vraiment faire la différence entre chaque sortie. Ce n’est pas simple à faire, et comme je ne tiens pas à faire une copie de mon premier disque, je travaille dur.

Je ne suis pas vraiment ce que l’on peut appeler un artiste “bankable”, les gens qui m’accompagnent gagneraient plus d’argent ailleurs, ils sont avec moi par sympathie et parce qu’ils aiment ma musique.

C.R. Comment tout cela se passe avec votre famille ? Votre communauté ? Ils écoutent ce que vous faites ?
A.B. Oh oui, mais je suis plus dans mon studio que dans la maison. Je travaille plus que je ne passe du temps avec eux, mais je préfère ne jamais vraiment montrer, ou faire écouter quelque chose avant que je ne pense que ce soit potable. Tout particulièrement avec ma famille, car ils ont un certain recul. Avant d’envoyer quoi que ce soit aux labels, je suis toujours nerveux, je me demande si ça vaut le coup d’en faire un disque, en fait, j’y pense beaucoup trop, au lieu de laisser couler.

C.R. Vous faites tout vous-même ?
A.B. Oui, mais j’ai tout de même un agent qui s’occupe de mes dates, il y a aussi des personnes qui travaillent pour moi selon les projets, et un ami m’accompagne dans la partie administrative.

C.R. C’est important de se sentir entouré ?
A.B. Oui, après le travail intense du précédent disque, j’ai eu besoin de me concentrer sur une refonte de mon organisation. Après, je ne suis pas vraiment ce que l’on peut appeler un artiste “bankable”, les gens qui m’accompagnent gagneraient plus d’argent ailleurs, ils sont avec moi par sympathie et parce qu’ils aiment ma musique.

C.R. Votre façon d’envisager la musique, mais aussi la vie qui va avec, en tous cas celle que vous avez choisie, pensez-vous qu’elle trouve ses origines dans vos inspirations musicales ? Drexciya notamment ?
A.B. Je le crois ! Quand tu écoute de la musique, celle d’Autechre par exemple, ou encore Boards Of Canada, je peux sentir qu’ils ont passé du temps à le faire, et sans idée de capitalisation dès le départ. Ils se foutent de savoir s’ils vont faire de l’argent avec, même Aphex Twin, j’imagine qu’il s’en fout un peu. Certes, c’est une sorte de pop star, et je ne vais pas me compare, mais quand je les écoute, j’écoute de la musique électronique comme elle est supposée être, c’est-à-dire travaillée, unique.

Il y a peut-être une attitude fuck off, punk, à la base, et c’est aussi pourquoi ces artistes en sont là aujourd’hui, car ils n’ont, à priori, pas changé d’attitude. Je ne suis pas de la même scène, et si ma musique peut avoir cette attitude, je me trouve dans une scène importante, où tout est capitalisé. C’est un gros business, et j’espère pouvoir apporter un contraste.

Cultiver sa curiosité

C.R. Quand avez-vous découvert les musiques électroniques ?
A.B. Quand j’étais gamin, j’étais plutôt branché musique progressive, du genre Gentle Giant et des trucs comme ça, mais également Tangerine Dream, Kraftwerk… Je me souviens aussi avoir vu le clip de Window Licker sur MTV, au début des années 2000, je devais avoir douze ans, et je me suis dit : “Wouah ! Ce truc est complètement fou et nouveau”. J’ai ensuite découvert les trucs de son label, Rephlex, et plein d’autres trucs dingues des années 90, même du Gabber et de la Jungle, c’était un peu la caverne d’Ali Baba à ce moment là.

Je trouvais ça vraiment intéressant comme les premiers disques de chez Djax, ou d’UR. Aphex Twin est de la même période, mais son monde reste tout de même très différent, c’est une autre planète, sur laquelle on ne peut plus capitaliser de la même manière qu’à cette époque. Pour ce qui concerne la scène House, à part quelques exceptions, on est malheureusement dans un format très générique qui s’essouffle un peu, c’est en train de s’éclipser au profit d’autres courants. Notamment quand les DJ ne jouent pas autre chose que leur style, mais c’est souvent comme cela, il y a des périodes… Je pense qu’il faut rester ouvert, c’est important de ne pas se scléroser dans un registre.

C.R. Les gens ferment souvent la porte quand il pleut, alors que les sensations sont différentes… Mais cet exemple aussi est différent. (rires)
A.B. (rires) C’est différent. J’ai l’impression que lorsque quelque chose est très commercialisé, il faut surveiller et alimenter le feu, comme en cuisine, histoire de préserver l’activité. Je n’ai jamais vu le Label Rephlex dépenser beaucoup d’argent en promo, c’est inspirant de voir que c’est possible, ça m’inspire et cela me donne une forme de liberté, d’avoir 50 ans et d’être encore là.

Producers vs DJs

C.R. Certains producteurs sont de bons DJs, ou certains DJs sont également de mauvais producteurs, souvent, ils sont meilleurs dans un domaine plus que d’un autre. (à revoir) Et les DJs qui produisent, ou les producteurs qui se mettent au Deejaying, ont parfois une approche plus personnelle dans la construction de leur set.
A.B. Je ne me suis jamais considéré comme un DJ, mais je suis convaincu qu’un Selector, comme un très bon DJ, est aussi dans une forme d’art, mais je ne suis pas certain d’être à ce niveau. J’ai vu Prince Thomas jouer pendant presque six heures, et j’avais envie de lui demander : “mais enfin, comment fais-tu ?”. Il est bon dans tout ce qu’il fait, alors que lorsque je joue un disque, c’est tremblotant.

En fait, d’un point de vue purement technique, je ne me sens pas DJ, je peux mixer deux disques, et les mélanger, mais ce n’est pas le domaine où je me trouve le plus pertinent. Prins Thomas a non seulement la technique, mais aussi le sens de la sélection… Personnellement, je pense qu’il ne peut exister une véritable équité de qualité en production et en Deejaying, je trouve que les meilleurs DJs au monde sont moins bons lorsqu’ils produisent.

C.R. Le fait de pouvoir tourner, et croiser d’autres artistes, vous pensez que c’est une forme de privilège ?
A.B. Non pas vraiment. Je me pose des questions sur la façon de tourner, notamment lorsque l’on ne pourra plus vraiment prendre l’avion pour aller faire des dates en Europe. C’est de l’ordre moral, mais c’est pour bientôt, je pense. En outre, cela devient de plus en plus difficile de tourner en tant que musicien. Les gens auront toujours besoin de musique, il y aura une autre manière d’organiser les tournées en fonction des transports.

Le train par exemple, avec 6 à 8 concerts sur une période de deux mois. Pour le moment, les Djs prennent l’avion tous les vendredis et les samedis pour jouer des disques, je pense que cela ne sera malheureusement pas le cas dans l’avenir. Ce n’est pas triste pour les voyages en avion pour la diversité artistique offerte au public. (NDLA, certains artistes ont déjà fait ce choix, comme Gigsta qui, pour ses dates en Europe, voyage en train).

Portrait de André Bratten

Ne pas perdre de vue sa quête

C.R. J’imagine que vous avez encore des rêves ?
A.B. Oh oui, j’adorerai faire plus de musique de films par exemple, et je souhaite également travailler avec des orchestres sur de la musique contemporaine. Je l’ai déjà expérimenté, mais j’aimerais en faire davantage. C’est beaucoup de boulot, mais c’est autant de plaisir. En fait, plus le temps avance et plus je souhaite me diriger dans cette voie, surtout quand j’aurai 50 ans (rires).

C.R. (rires) Intéressant, et cela fait sens, car dans ce dernier album, j’ai remarqué qu’il y avait un gros travail sur les orchestrations et les harmonies.
A.B. Cela fait plaisir de l’entendre, car c’est un truc sur lequel je travaille pas mal, afin que l’on sente qu’il ne s’agit pas uniquement de deux synthétiseurs, et je suis encore en évolution dans ce domaine.

C.R. Beaucoup de productions électroniques sont calibrées de manières très rythmiques, pour les “dancefloors” notamment, mais c’est tout de suite plus compliqué de réussir à marier cet aspect avec celui de l’écoute, de l’orchestration, de l’histoire qui est racontée, et pourquoi pas de la médiation… En tous cas bravo, car il est très cool ce disque.
A.B. Merci, c’est super à entendre ! Car c’est comme ce que l’on disait tout à l’heure, beaucoup de trucs ont déjà été fait, on vit dans une monde fait de répétitions, de boucles, et tout particulièrement dans le monde de la techno. Alors essayons d’être innovant…

C.R. Ok, et qu’attendez-vous ?
A.B. De ?

C.R. C’est simplement une question…
A.B. Je ne suis pas certain d’attendre quelque chose, je fais simplement au mieux pour être la meilleure version de moi-même.

Fondateur de Houz-Motik, coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab, Cyprien Rose est journaliste indépendant. Il a collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il œuvre au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ. Il accepte volontiers qu'on lui offre un café...

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