New Territories, un film de Fabianny Deschamps

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Réalisatrice de fictions, Fabianny Deschamps ne se revendique ni du journaliste d’investigation ni du documentaire, elle mène cependant ses propres enquêtes. L’aboutissement de l’une d’elles s’intitule New Territories, son premier long-métrage, actuellement sur les écrans.

Fabianny Deschamps vient du théâtre. Parmi ses références cinématographiques : Greenaway, Bergman, Tarkovski ou encore Lars Von Trier dont elle admire la remise en question des dispositifs créatifs. Au cours d’un voyage à Hong Kong la réalisatrice découvre un fait divers troublant dans la presse anglophone Hongkongaise. Elle en fera son premier long métrage : New Territories.

New Territories ?

Dans l’entrefilet du média, elle découvre qu’en Chine des gens sont tués pour remplacer des personnes qui devaient se faire incinérer, et qui sont en fait inhumées en pleine terre afin de perpétuer la tradition. Si ce phénomène apparaît avec la révolution culturelle, les rites funéraires n’ont aujourd’hui plus les faveurs de l’administration qui, en quête de mètres carrés disponibles, réforme la loi en prônant l’évolution écologique… Un fait relaté en 2008 par le journal Libération.

Ce fait divers expliquait de manière très succincte que pour contourner la loi sur l’incinération obligatoire, et faire que les gens puissent continuer d’entrer leurs morts selon les traditions, on s’est aperçu que des gens qui étaient portés disparus depuis des années par dizaines, probablement par centaines, avaient en fait été assassinées, et que leurs corps étaient vendus pour servir de tour de passe passe au funérarium, afin d’aller enterrer son mort en cachette (…) Quand on se rend sur cette zone de campagne et que l’on entend parler de centaines de personnes portées disparues, assez vite on se pose la question, on se dit que personne ne pouvait ignorer ce qui se tramait… C’est très troublant ce que cela raconte, et ces corps sont vendus très chers. Tout le monde ne peut pas se le permettre, mais je sais que des gens ont fait d’énormes sacrifices, ils s’endettent ou vendent le peu de biens qu’ils ont pour asseoir le salut de leur mort, ce qui conditionne leur manière même d’être vivant”.

New Territories, l’histoire

Des gens décèdent dans des conditions qu’ils n’auraient pas souhaitées, les vivants ferment les yeux afin de servir leur propre commerce, d’autres culpabilisent. Ce rapport au vivant et à la mort inaugure le point de départ de New Territories, et la réalisatrice angle de façon à comprendre, en tant qu’Occidental, ce qui fait que le salut d’un mort à davantage de valeur qu’une vie. Le film évolue dans des limbes, un entre deux-mondes d’où Fabianny Deschamps ne sort jamais. Ce conte moderne est raconté en off et en mandarin par Yilin Yang, jeune comédienne Taiwanese qui vit à Paris. La réalisatrice ne voulait pas engager une Chinoise pour ensuite la laisser en Chine, quel que soit le parcours du film : “cela peut aller du petit au gros ennuis…”.

Yilin Yang raconte donc l’histoire de Li Yu, une jeune Chinoise amoureuse qui quitte son village pour rejoindre son fiancé en passant clandestinement à Hong Kong, à travers ce portail de mixité culturelle, à travers les nouveaux territoires, un sombre dédale où le bonheur se fait discret : “il existe peut-être sous une forme d’aliénation” raconte Fabianny Deschamps. De l’autre côté de la frontière, Eve, une française, vient conquérir le marché chinois avec un nouveau procédé funéraire, mais Li Yu est une force vive qui entre en résistance, puisant l’énergie de vouloir vivre encore dans le dénie même de sa propre mort.

Elle refuse de se taire, et dire je ne me tairai pas dans un pays où l’on est très vite bâillonné c’est faire preuve de résistance, alors il y a quand même une liberté, donc il y a de la vie. Je ne parlerai pas de bonheur mais de nécessité vitale, et qu’être vivant c’est un premier pas vers le bonheur”.

New Territories, une ode à la vie

New Territories est une ode à la vie d’où jailli un subtil dosage d’ironie, à la façon d’une mise en abime du sujet notamment quand dès l’ouverture du film,Fabianny Deschamps évoque l’acquamation.

“Les voix ultra compassées parce que l’on parle d’un sujet grave et l’attitude super-kitsch d’une entrepreneuse de pompe funèbres donne, dans cette vraie publicité, envie de se replonger dans la série culte Six Feet Under, transition surréaliste où la modernité dilue les traditions”.

Au-delà de savoir si l’acquamation (eau alcalinisée fertilisante) peut s’avérer être une solution à la fois écologique et rituelle pour la chine, la réalisatrice partage sa réflexion, sans culpabilité ni jugement de valeur : la mondialisation peut-elle créer des symptômes sociétaux ?

“Pour moi ce n’est pas dénué de sens, alors évidemment c’est un humour très noir et grinçant, mais j’ai choisi de montrer ces séquences et d’utiliser l’acquamation comme un levier critique sur le marketing écologique, pour dire que l’on peut faire d’un corps un marché”.

New Territories, mythologie funéraire

Lors de la préparation du film, Fabianny Deschamps découvre que la mythologie funéraire chinoise et la mythologie funéraire de l’Égypte antique ont des liens forts. Après la mort il y a un lac à traverser et un bateau qu’il faut payer, et si le Styx porte un autre nom les rituels sont identiques.

Je pense que c’est plus le public chinois qui comprend ces références car c’est assez spécifique. À un moment donné dans le film, on revois une deuxième fois son réveil, elle dit qu’elle ne trouvait plus ses chaussures, c’est en fait un clin d’oeil à une partie de ce rite funéraire où l’on dis que lorsqu’une personne meurt son âme ère dans la maison où elle vit pendant, je crois, au moins huit jours. Un temps de latence pour laisser l’esprit dire au revoir à sa maison. Au bout de huit jours il faut qu’il parte mais les esprits de jeunes femmes non mariées ont tendance à se cacher dans leurs chaussures, donc au bout du septième jour on retire toutes les chaussures de la défunte pour éviter que l’esprit aille se cacher dedans”.

New Territories, tournage et réactions

Quand le film est montré à Hong Kong, où le public est plutôt averti et tourné vers la culture, leur regard est identique au nôtre : “mon Dieu quelle horreur, ce n’est pas possible qu’une telle chose arrive. Une ethnologue de l’Inalco, spécialiste des rites funéraires chinois émeut la réalisatrice : “c’est l’histoire de mes parents et de mes grands-parents”. Le film est aussi montré à Montréal, la diaspora chinoise y est importante et installée depuis longtemps, beaucoup ont entendu parler non pas du commerce de cadavres mais de détournements de l’incinération obligatoire, et certains disent : “J’ai un oncle qui m’a parlé de ça…”.

Le sujet de New Territories est tabou en Chine, l’équipe a donc décidé de tourner “en mode touriste” avec un appareil photo, et de très bonnes optiques. Les allers-retours entre Hong Kong et la chine continentale sont très contrôlés ; pas moins de quatre checkpoints pour passer la frontière. Ils se font aider de fixeurs pour Hong Kong puis évoluent seuls en Chine, afin ne pas mettre en péril la faisabilité du projet, sur place ils ont très peu d’interaction avec les locaux.

“Il y a des lieux beaucoup plus glamours en Chine que la zone de Chantoux, où il n’y a que des usines de textiles bas de gamme. J’avais envie d’avoir énormément de liberté : liberté d’improviser, de laisser entrer l’accident documentaire, et aussi une volonté d’être en équipe ultra réduite, et de se retrouver un peu clandestin comme le personnage principal, d’aller clandestinement voler des images parfois détourner l’image des gens pour les transformer en personnages de fiction même s’ils sont passagers”.

La genèse d’une cinéaste

Fabianny Deschamps voit très peu de films avant ses 18 ans mais s’il y en a un qui fait référence, et qui est fondateur dans le déclencheur de New Territories, c’est Soleil Vert de Richard Fleischer.

C’est un film que j’adore et qui parle de traite de corps. Ce film que j’ai vu à 12 ans m’a tellement marquée, traumatisée, avec cette représentation de la mort. Il y a cette scène sublimissime quand le vieil homme va s’euthanasier, on est vraiment dans une métaphore du cinéma puisque c’est un écran qui lui montre ce qu’était la vie autrefois… Dans New Territories il y a un homme en vert qui dit “vous allez boire des morts”, c’est évidemment un clin d’oeil assumé à soleil vert, film d’anticipation avec une apocalypse écologique, je me rends compte aujourd’hui à quel point ce film a été nourriture de New Territories”.

New Territories, la musique

Le dispositif de ce film laisse beaucoup de place à la musique, la réalisatrice souhaitait que la musique soit une composante centrale de l’expérience de réalisation, tout comme le choix de ne garder aucun son direct. Comme l’écriture et le tournage, la musique d’Olaf Hund s’est écrite et réécrite durant toute la fabrication du film, elle accompagne notre perception du parcours de Li Yu, et explore l’intérieur et l’extérieur de l’image.

“J’étais plus dans la psyché, je joue plusieurs personnages en même temps, c’est plus un travail sur la psychologie comme un troisième personnage qui vient gérer l’émotion de ce qu’il se passe à l’image, et également dans le rythme”.

Olaf Hund, dans son studio à Paris © Cyprien Rose

Composition et design sonore

L’extraordinaire bande-son d’Olaf Hund flirte avec le sound design d’Alexandre Hecker, ce dernier a re écrit et re sonoriser chaque son jusqu’au petit papier qui s’envole… La bande originale s’écoute également sans les images, c’est un voyage en soi. Si le disque fait quarante minutes, la partition est utilisée pendant pratiquement tout le film, d’une durée d’une heure et 24 minutes. On y entend différentes instrumentations, certaines relèvent du domaine des instruments traditionnels à qui Olaf Hund a “refait le portrait” ! Et si le musicien plaisante sur le fait qu’il n’en écouterait pas certains morceaux seul dans une grande maison le soir, il se remémore combien il a aimé travailler sur ce projet, tant pour les moments forts de concentration que ceux de partage.

“Composer de la musique seul c’est une chose mais à l’image s’en est une autre (…) j’ai parfois l’habitude de fermer les yeux pour écouter la musique, mais si on lâche le truc on est bon pour recommencer… On passe des journées entières à ne pas voir le temps qui passe. On a aussi les idées de l’autre, sur lesquelles on peut réagir, on n’est pas face au questionnement de ce que l’on veut personnellement, ni de savoir si l’on va l’assumer (…) on donne de soi dans un univers partagé”.

Olaf Hund © Cyprien Rose
Pour ce projet Olaf Hund doit aussi jongler avec les envies de la réalisatrice… 
“Venir avec de la noise, c’était vraiment une commande spécifique de Fabianny. Elle m’a dit être fan de Godspeed You! Black Emperor (…) le cahier des charges s’est fait de cette façon, les réalisateurs arrivent en général avec leurs idées de morceaux, et l’on peaufine pour correspondre au mieux au projet (…) Godspeed a été un putain d’ennemi (rires) car ce n’est pas le genre de truc auquel je m’attendais, mais finalement on trouve la musique du thème (stalking) carrément mieux !”

La musique pour l’image

Pour Olaf Hund, composer une musique de film c’est surtout savoir jongler avec les codes auxquels nous sommes habitués en tant que spectateurs, certains types de films sont en effet liés à certains types de sons. Des codes indépendants de ceux du disque, lorsqu’on associe tel type de pochette avec tel style musical.

“Ce sont des codes de marché construits avec leur histoire et leur culture, des canons établis avec le temps, liés à l’industrie comme à l’artistique, c’est un mélange des deux. (…) Au cinéma ces codes se retrouvent dans le processus de création d’une oeuvre, pas mal de mecs ont déjà essayé des choses. C’est souvent les mêmes bandes, avec des trucs électro genre Quentin Dupieux. J’adore vraiment ce qu’ils font mais c’est aussi à la base des codes des films des années 70-80 avec des BO électro fortes comme dans les films de Carpenter (…) donc cela ne part pas de nulle part, ils font évoluer un sillon qui existe déjà”.

Olaf Hund s’imprègne alors de l’histoire et des images en tachant de ne pas se laisser envahir par les références musicales du passé. Pour lui chaque film est un nouveau code à écrire…

“Lorsque je suis en face d’images de Hong Kong je me dis : “sur ce passage la je vais mettre un synthé”, tu le mets et toi-même tu es obligé d’admettre que tu te retrouves dans un cliché des films des années 70-80. Et du coup, un synthé sur des images de building cela fait assez vite une ambiance à la Jean-Jacques Beineix”. On était alors face à différents codes, face à l’utilisation du piano et à l’utilisation des cordes… il y a eu des sons un peu détournés que j’ai rapprochés du registre d’épouvante, le reste on l’a inventé. Les guitares sont là pour rendre le tout vivant, pour rendre le truc plus organique, même s’il y a beaucoup de programmation, je joue aussi sur le tempo pour que cela ne soit pas trop figé”.

Fabianny Deschamps, ses projets

Parmi les projets de Fabianny Deschamps, Isola che non c’è, son deuxième long métrage sous forme de conte au milieu des boats people à Lampedusa, et en Sicile. Un film de fiction avec de vives incursions documentaires au milieu des débarquements de migrants et des centres de retentions. Le pari de ce nouveau film est de travailler des images réelles, d’y faire interagir les acteurs, souvent en cachette, et à partir d’une matière d’actualité faire un autre type de film fantastique. L’actrice qui prête sa voix au personnage de Li Yu dans New Territories interprète une Chinoise clandestine à Lampedusa.

“Je ne le pensais pas mais il y a des boutiques qui s’appellent “modes chinoises” la-bas (…) je crois qu’il n’y a aucun endroit au monde où il n’y a pas une présence des Chinois. Évidemment il y a une absurdité qui est le déclencheur du décalage, du regard du film, c’est de mettre une Chinoise clandestine qui n’a pas pu arriver par le même bateau bien évidemment, voire même par aucun bateau, elle se retrouve propulsée au milieu d’autres migrants dans d’autres problématiques. L’idée est de faire de cet endroit une espèce d’île métaphorique, un peu comme une espèce de Babel où les cultures s’entrechoquent, où tout le monde se parle mais où personne ne parle la même langue. D’où ce joli choc culturel d’une Chinoise à Lampedusa. Pour le tournage on est entré dans les bases militaires avec des fausses cartes de presse, ça marchait encore il y a un an… Il y a un mois et demi on est reparti tourner la partie fiction studio, on interagissait moins avec ce qu’il s’y passait”.

Formellement diffèrent mais dans la continuité de New Territories, le parcours d’Isola permettra peut-être à Fabianny Deschamps de réaliser un troisième long métrage, l’adaptation du roman À rebours de Huysmans.

“Je voudrais en faire une adaptation tournée au Portugal, à Lisbonne, l’endroit où je vis la moitié du temps. Il s’agit d’un projet radical et anti commercial au possible, qui nécessite pas mal d’argent pour le financer sans compromis. Sinon, j’attendrai le moment parfait pour le faire dans de bonnes conditions”.

Sortie en salle de New Territories le 2 décembre 2015. (Informations sur le film: ZED Distribution).
Sortie Digital de la musique du film le 27 novembre 2015 (Musiques Hybrides / Believe Digital). Cassette en édition limitée le 1er décembre 2015 (Musiques Hybrides / Causes Perdue)

Fondateur de Houz-Motik, coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab, Cyprien Rose est journaliste indépendant. Il a collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il œuvre au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ. Il accepte volontiers qu'on lui offre un café...

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