À l’intersection du son et du paysage, Achlys s’avance comme un effondrement lent – non pas une chute, mais une mue. Jon Porras, moitié de Barn Owl et artisan d’une musique toujours plus sensorielle, explore ici la texture, l’érosion, le poids. Guitare, sub-basse, synthèse modulaire et bruits filtrés s’y superposent, non pour raconter, mais pour déposer. Le disque n’avance pas : il s’accumule, se dépose, se souvient
Publié le 24 octobre 2025 sur Shelter Press, Achlys déploie huit pièces écrites dans la solitude d’une montagne balayée par des tempêtes violettes. Chaque morceau de Jon Porras se forme comme une strate sonore : guitares finger-picked, brouillées ensuite par le passage dans des chaînes modulaires, jusqu’à devenir poussière harmonique. L’album puise dans la profondeur texturale du film El Mar La Mar, dont le musicien admire la capacité à faire du son une matière émotionnelle ; le résultat évoque des paysages à la fois réels et intérieurs, entre souvenir et disparition…
Sédiments sonores
Jon Porras DR
Depuis ses débuts, Jon Porras travaille la friction entre formes organiques et traitements électroniques. Sur Achlys, cette tension devient substance : les sons ne décrivent pas le monde, ils en restituent la lente désagrégation. La guitare y sert de germe, vite absorbé dans un cycle de distorsion et de calme. À l’écoute, on croit traverser un paysage qui se défait au ralenti : chaque fréquence semble minérale, chaque souffle porte un fragment du dehors.
Filmer l’érosion… Le disque s’articule comme un montage de plans disjoints. Porras évoque le langage du cinéma : « overlapping frames, blurred edits, disjunctive pacing ». El Mar La Mar agit ici comme une boussole. Ce film documentaire sur la frontière mexicaine où les sons portent davantage que les images. De la même manière, Achlys laisse l’auditeur errer, entre un silence monumental et un souffle de basse, entre un souvenir de guitare et son ombre numérique. Rien ne se conclut, tout se transforme.
« These pieces do not unfold, they gather. » – Jon Porras
Forme et formlessness
Jon Porras DR
Au cœur de l’album, cette tension : composer puis défaire. Porras enregistre ses guitares, puis les passe à travers des modules qui altèrent rythme, accord, durée. Certaines pièces sont superposées sans synchronisation, provoquant d’étranges frictions — comme deux souvenirs qui ne coïncident plus tout à fait. Les mélodies s’y effacent, laissant place à des gestes : grains, halos, rémanences. Ce qui reste, c’est la trace. Composé dans une cabane perchée au-dessus des nuages, Achlys capte le mouvement du vent, la plainte des arbres, les vibrations du sol saturé. Sur “Sea Storm”, les basses grondent comme un orage qui ne s’éloigne jamais. “Before the Rite” s’étire jusqu’à la limite du supportable : un amas de fréquences abrasives suspendu juste avant la rupture. Partout, la même hésitation entre effondrement et apaisement, densité et vide. La matière y respire, tremble, persiste.
Achlys n’est pas un disque à comprendre, mais à traverser. Il nous rappelle que la musique peut aussi être un lieu, un espace où le son remplace le ciel, où le silence devient relief. Et parce que Jon Porras, discret sculpteur de fréquences, nous montre une fois de plus que la lenteur peut être une forme de résistance. Achlys est une musique d’érosion, mais aussi de persistance. Rien n’y est stable, tout y est vivant. Dans cette lente oscillation entre forme et dissolution, Jon Porras signe peut-être son album le plus intérieur : un disque-paysage, où la matière sonore respire comme un organisme sous tension, et où, parfois, la lumière passe à travers la poussière.
Fondateur de Houz-Motik, Cyprien Rose est journaliste. Il a été coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab. Il a également collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il a œuvré au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ.