Peut-on encore chanter quand tout brûle ? Quand les circuits claquent, que la mémoire se brouille, que la peur devient décor ? Avec the smoke detector’s lullaby, le compositeur israélien Assaf Talmudi imagine une berceuse pour objets survivants. Un disque étrange et tendre, où les fantômes du jazz, du folklore et de la technologie se répondent, dans une langue faite d’électricité, de dérision et de deuil
Paru le 31 octobre 2025, cet album est une expérience sonore où le fragile dialogue entre machines et humains devient métaphore du monde contemporain. Accompagné par Uri Kutner, Guy Ben Ami, Eyal Talmudi et Gadi Pugatch, Assaf Talmudi déploie douze titres oscillant entre freak-jazz, minimalisme narratif et improvisation dramatique. Chaque morceau semble respirer à travers des fils brûlés ; souvenirs d’un foyer, d’une enfance, d’un monde possible…
Circuits du cœur

Dès the way to dekada, le ton est donné : les sons s’entrechoquent, s’étirent, s’évanouissent comme des lumières mourantes au plafond d’un abri. Les claviers d’Assaf Talmudi, entre piano préparé et synthés poussiéreux, dessinent des architectures fragiles. La basse d’Uri Kutner agit comme une colonne vertébrale, tandis que la batterie de Guy Ben Ami pulse avec un naturel désordonné. Loin de l’expérimentation gratuite, la matière sonore devient ici narrative, presque théâtrale. Les machines pleurent aussi : l’univers de Talmudi, qu’on connaît pour ses travaux entre musique contemporaine et folklore yéménite, garde ici une forme de pudeur. Les sons électroniques semblent “parler” entre eux, comme des objets abandonnés qui se souviennent. Dans rechter in the pool remembering things underwater, tout semble flotter : une mélodie inachevée, une voix qui se dissout, une basse qui s’efface. Le titre pourrait être une scène de film : quelque chose s’y noie, lentement.
« When everything is broken, you start listening differently. Even silence has texture ». – Assaf Talmudi, (Haaretz, octobre 2025)
Freak-jazz et fantômes domestiques

La musique avance comme une conversation interrompue, un jazz fracturé où les harmonies refusent de se résoudre. On pense parfois à John Zorn pour la liberté de ton, à E.S.T. pour la mélancolie des claviers, ou à Radiohead période Amnesiac pour ce goût du déséquilibre émotionnel. Mais Talmudi ne copie personne : il invente un territoire d’écoute, à la fois intime et ironique, où la nostalgie se code dans la machine. Le souffle du foyer détruit. Dans cette berceuse du détecteur de fumée, la maison brûle, mais la musique reste. La voix d’Assaf, fragile, presque étouffée, réapparaît sur quelques morceaux (notamment Rechter’s Lullaby et A Walk Through the Wires) comme un écho à la perte. Chaque note porte une fatigue, celle des survivants du quotidien.
Ce n’est pas un album sur la guerre, mais sur les traces qu’elle laisse dans les objets. Dans un monde saturé de bruits et de colères, Assaf Talmudi compose une œuvre de réconciliation : entre l’homme et la machine, le bruit et le silence, la blessure et la tendresse. the smoke detector’s lullaby est peut-être la bande-son d’un futur déjà en ruine, mais c’est aussi un rappel, discret et lumineux, que la beauté persiste dans les circuits, les cendres et les voix qui refusent de se taire ; signataire du collectif Israeli Musicians for Peace, Assaf Talmudi participe à des initiatives culturelles cherchant à retisser du lien entre les deux rives du conflit, rappelant qu’en ces temps de fractures, la musique reste l’un des rares langages partagés.



