La réédition 2025 de Universal Beings n’a rien d’un geste nostalgique. Elle repose sur une évidence troublante : l’album de 2018 n’a jamais cessé de travailler le paysage, ni d’irriguer le jazz contemporain. En revisitant ces quatre sessions interconnectées entre New York, Chicago, Londres et Los Angeles, on retrouve à la fois un document de scènes en fusion, et un laboratoire où Makaya McCraven a poussé à son extrême son art du montage ; on y entend la bascule d’un langage musical, à l’instant même où il s’ouvre au monde
Réécouter Universal Beings aujourd’hui, c’est mesurer l’ampleur d’un impact rarement aussi clair dans le jazz du XXIᵉ siècle : un geste collectif, un manifeste d’architecture sonore, une manière nouvelle d’habiter l’improvisation. La réédition 2025 offre l’occasion de relire ce moment où l’édition est devenue composition, où les scènes se sont reliées en temps réel, où Makaya McCraven a déplacé durablement la frontière entre live, studio et post-production. Elle ouvre surtout une fenêtre sur le présent : comment un disque né en 2018 continue de vibrer au cœur de musiques qui ne cessent de muter…
Quatre villes, une seule impulsion

On retrouve dans ces sessions la tension souple d’une époque où les scènes cherchaient encore leurs passerelles. Ici, pas de concept plaqué, mais un nœud serré de dépendances musicales : Brandee Younger glissant ses harmoniques vers la pulsation, Tomeka Reid arrimant les trajectoires, Joel Ross en répétitions luminescentes, Dezron Douglas donnant l’assise d’un récit en train de se construire. À Chicago, le souffle de Shabaka Hutchings fracturait l’espace tandis que Junius Paul ouvrait des brèches rythmiques où McCraven s’engouffrait. Londres amenait une respiration plus franche, plus diagonale. Los Angeles, enfin, ancrée dans la maison de Jeff Parker, offrait une plasticité rare, un terrain où chaque timbre semblait chercher son ombre. Ce qui frappe, c’est la cohérence spontanée de ces scènes que rien n’obligeait à dialoguer. Universal Beings capte ce moment fragile où l’interconnexion mondiale n’était pas encore un slogan.
La réédition rappelle que l’album n’est pas seulement un témoignage : c’est un travail de construction. McCraven y incarne une manière de penser le jazz par l’édition, sans sacrifier l’élan de l’improvisation. Ce geste, souvent décrit comme “organic beat music”, échappe pourtant aux catégories, les fragments sont découpés, déployés, puis ramenés à un flux continu. Le résultat n’a rien d’un collage ; il relève plutôt d’un principe de dépendance entre gestes, où chaque élément trouvé dans la captation devient une pierre pour bâtir une structure neuve. On y entend un savoir-faire qui, en 2018, avait à la fois bousculé et enthousiasmé la critique. En 2025, sa logique saute davantage aux oreilles, l’édition n’aplatit rien, elle révèle l’arrière-pensée rythmique des musiciens, elle ordonne ce qui, dans l’instant, ne faisait que passer.
« an inspiring display of the organic global inter-connectedness of the Black American music tradition »
— International Anthem, press release, 2018
Manifeste involontaire du “nouveau jazz”

Ce disque avait été perçu comme un moment pivot. Les réactions l’avaient confirmé, de NPR Music au New York Times, de Wire Magazine à Rolling Stone, le consensus s’était formé autour de l’éclat et de la liberté du projet. Plus qu’un album, c’était une carte géographique, un état des lieux du jazz en mouvement. Et si l’on avait pu dire en interne chez International Anthem que “c’est comme The Chronic, mais pour le jazz”, ce n’était pas une provocation, mais une manière d’attraper ce qu’il représentait : un disque capable de redistribuer les manières de produire, de collaborer et d’entendre. Cette réédition ne cherche pas à en amplifier la légende ; elle en clarifie les lignes.
• À lire aussi sur Houz-Motik : offrez-vous une Jazz Dance Class pour les fêtes
Pourquoi ça compte toujours : en 2025, on ne réécoute plus Universal Beings de la même façon. Les scènes qu’il reliait ont évolué, certaines se sont recentrées, d’autres dispersées. Mais l’album continue de soutenir une idée simple, les musiques improvisées restent un terrain d’invention dès lors qu’elles s’ouvrent à la pluralité des formats et des circulations. Ce disque, qui n’avait rien d’une prophétie, accompagne pourtant les métamorphoses actuelles, le retour aux textures brutes, l’importance renouvelée du geste collectif, la circulation fluide entre pratiques acoustiques, électroniques et éditoriales. Universal Beings reste un organisme vivant. Si cette réédition existe, c’est peut-être pour rappeler que certains disques ne s’installent jamais dans le passé. Ils continuent d’éclairer l’époque par simple contact. Universal Beings appartient à cette catégorie : un point de fuite, un levier, une manière d’écouter ce qui, aujourd’hui encore, refuse de tenir en place.


