Entre les mains de Schatterau, le son ne tourne jamais en rond : il se dégrade, se réécrit, s’effiloche, comme si chaque boucle refusait d’être identique à la précédente. Übers Jahr explore ce point fragile où la mémoire devient matière et où les traces, plutôt que les formes, guident le mouvement
Avec Übers Jahr, Schatterau déplace l’ambient hors de ses paysages attendus pour en faire un terrain d’observation du temps lui-même : boucles de bande qui perdent un peu de leur contour, guitares suspendues, voix qui s’effacent dans un grain analogue, tout converge vers une musique qui respire par omission autant que par présence. Une manière, pour les membres du groupe Daniel Jahn et Jonas Meyer, de dire que ce qui revient n’est jamais tout à fait revenu, et que l’écoute, comme la mémoire, se fabrique dans les interstices ; à paraître le 1er janvier 2026 chez Cosima Pitz…
Un premier cercle : la boucle qui se défait
Jonas Meyer DR
La musique de Schatterau naît d’un geste simple : enregistrer, répéter, laisser le support travailler. Les boucles de bande, usées par les passages successifs, se chargent d’un souffle discret, d’une friction presque physique. Ici, la répétition n’est pas décorative ; elle est le moteur de l’altération. Tout s’érode légèrement, tout glisse, et ce glissement devient la signature du duo. Pas de saison ni de paysage, seulement une matière qui s’abîme avec délicatesse, et qui raconte par son usure ce que l’on perd en avançant.
Ce qui reste : guitares, voix, gestes ténus. Dans ce champ mouvant, les guitares de Tobias Rutkowski interviennent comme des repères : lignes claires, presque retenues, qui accrochent la lumière avant de se dissoudre dans le brouillard magnétique. La voix de Daniel Jahn, elle, n’impose rien : elle souffle plus qu’elle ne conduit, offrant de brèves ouvertures dans la texture. Le morceau comprenant “Vienas du trys”, écrit par Ugne Uma, se déplie ainsi comme un souvenir traduit, réinterprété, reformulé. On n’écoute pas une performance : on écoute une trace.
« La mémoire imagine plus qu’elle ne se souvient. » – Gaston Bachelard (La Poétique de l’espace – 1957).
Le travail du temps : ce que la bande raconte quand elle s’use
Daniel Jahn DR
En laissant leurs enregistrements vieillir au contact du support, Jahn et Meyer fabriquent un temps poreux, fait de micro-accidents, de réapparitions imprécises. Cela rejoint ce qu’observait la neuroscientifique Uta Frith : « Memory is not a storage system, it is a process of constant rewriting. » Ici, chaque passage réécrit le précédent. L’album devient un espace où l’on entend ce qui persiste et ce qui s’effondre, ce qui revient et ce qui glisse hors de portée. Une musique qui n’illustre pas le temps : elle le met au travail.
Sorti d’abord sur LP chez Hands In The Dark, Übers Jahr prolonge la ligne du label, une attention à la texture, aux formes lentes, aux écritures patientes. Schatterau ne cherche pas l’expansion ; il cherche la précision. Le duo assemble des fragments, des motifs raccourcis, des respirations qui ne remplissent jamais plus que nécessaire. Rien n’y est spectaculaire, mais tout y est exact. Le disque avance comme un geste retenu qui, à force d’économie, devient limpide. Dans cette musique qui ne cesse de se modifier en avançant, on retrouve peut-être la plus douce des certitudes, il suffit parfois d’écouter ce qui s’efface pour comprendre ce qui continue.