Si Gerard Damiano est peu connu du grand public, certains de ces films, comme Deep Throat (Gorge Profonde) et The Devil in Miss Jones, restent emblématiques. Avec Les Peaux La Chair Les Nuits, Marc Bruimaud signe le premier ouvrage français dédié à celui qui souhaitait donner ses lettres de noblesse au porno.
En son temps surnommé le « Bergman du cinéma pornographique », notamment pour ses films écrits et joués comme Story of Joanna, Odyssey , Memories within Miss Aggie ou The devil in Miss Jones, Gerard Damiano a construit sa carrière (de 1969 à 1992) sur l’envie « de réaliser de vrais films dignes d’accéder à l’appellation d’œuvres ». D’une sensibilité Art & Essai et d’une démarche plutôt intellectuelle, selon lui produire un mauvais porno revient à insulter le public, au même titre qu’un autre mauvais film, qu’importe le genre.
Le monde merveilleux du sexe
La façon de concevoir et de consommer du porno a radicalement changé depuis Damiano. S’il a connu le passage de la pellicule à la vidéo, aujourd’hui les consommateurs sont sur Internet. Le marché mondial du porno représente 5 milliards de dollars (50 milliards pour l’industrie globale du sexe, dont 22 milliards pour le marché des sex toys).
Sous l’étiquette « porno chic », dont l’origine de l’expression est en partie attribuée à Gorge Profonde pour le « porno film d’auteur », le « sexe » est désormais un outil marketing utilisé pour vendre des produits, quels qu’ils soient, alors que la promotion pourrait s’en passer…
Dans la presse, lors d’une courte transhumance estivale de contenus, les sujets « sexe » trustent les couvertures de magazines. On y rabâche des conseils sensés encourager, voire rassurer, les lecteur.rice.s sur leur capacité à découvrir en quelques semaines ce que beaucoup peinent à envisager le reste de l’année.
Accompagnée d’une titraille marketée par le département « sensation », l’action vise à solliciter une zone précise de votre cerveau : l’hypothalamus, ce dernier étant l’intermédiaire entre l’information reçue et votre porte-monnaie.
Passé l’épisode caniculaire (mais cela fonctionne tout au long de l’année) certains contacts, majoritairement masculins, semblent avoir abandonné une bonne partie de leurs fonctions cérébrales à ce fameux hypothalamus. Dans un soubresaut, un sujet témoin alors embourbé dans un vortex d’informations fantasmées lâche une question relative à votre vie sexuelle :
« Alors… t’as chopé ? »
Si la formule peut parfois prêter à sourire, l’interrogation semble désormais s’imposer comme un préliminaire expédié des comparaisons d’usages, souvent édulcorées…
« Oui. J’ai chopé un livre consacré à un cinéaste porno »
« Décidément, toi et tes bouquins… C’est excitant au moins ? »
Sur la route de l’excitation !
Excitation : nom féminin
1. État d’une personne excitée ; accélération des processus psychiques. Il était dans un grand état d’excitation. synonymes : agitation, énervement, surexcitation
2. Action d’exciter (quelqu’un), surtout dans : excitation à quelque chose. L’excitation à la haine. synonymes : encouragement, incitation, invitation
Ce simple mot – qui même chuchoté – peut, au même moment, faire tourner la tête de nombreuses personnes dans la rue, ou vers un écran de télévision, faire rosir des millions de joues, terroriser des générations d’éjaculateurs précoces, générer un tremblement de la paupière gauche d’un vampire en totale dessiccation, remplacer un défibrillateur défectueux chez quelques obsédé.e.s…
Ce seul mot décrit également l’émotion qui a précédé la publication de La Chair La peau les nuits de Marc Bruimaud, dont la sortie s’est un peu fait attendre (de même que cet article, toute proportion gardée quand à la qualité de ce dernier).
Après avoir récupéré un exemplaire du précieux bouquin à la boutique Metaluna (Paris V) en Mai dernier, où l’auteur signait volontiers quelques exemplaires lors d’une journée ensoleillée, l’impatience prit le dessus, et les transports parisiens prenaient une tout autre saveur…
Contextualisation du porno
Ne cherchez pas ses empreintes sur Hollywood boulevard, Damiano les a laissé dans les mirettes d’un public averti dont les plus anciens ont peut-être vu ses premiers films en salle, avant que la décision Miller vs California de 1973 (Cour suprême) ne bouleverse le critère des normes sociales contemporaines. Les juges locaux peuvent alors décider de saisir et détruire des copies de films jugées violer les normes de la communauté.
En France c’est la loi du 31 décembre 1975 qui change la donne, voulue par Valéry Giscard d’Estaing elle institue le classement X des films à caractère pornographique, et leur taxation à 33%. Cette censure qui divise le cinéma avec ou sans sexe, est la frontière initiatrice de la paupérisation du cinéma avec du sexe.
« Mais… C’est vraiment des acteur.rice.s dans le X ? » demande votre interlocuteur.
Il faut rappeler que l’arrivée de la vidéo au début des années 1980 condamne progressivement les salles de cinéma dédiées au porno, ainsi que les scénarios un peu léchés. Les funérailles sont supervisées par Internet dans les années 1990, offrant depuis un mode de consommation laissant peu de place au jeu.
À l’ère du « binge branling », les acteur.rice.s sont de vulgaires objets masturbatoires pouvant difficilement, s’exprimer ou creuser un personnage et, hormis de rares exceptions, dont une nouvelle vague de producteur.rice.s féministes et queers, les productions font peu d’efforts pour relever le niveau.
Le cinéma pornographique a pourtant existé avec des artistes naviguant entre le cinéma traditionnel et le porno ; des scénarios dialogués ; des plans soignés par des chefs opérateurs ; des effets spéciaux ; des réalisateurs cinéphiles, dont Damiano bien sûr, mais pas seulement.
Eruption (1977) de Stanley Kurlan est, à titre d’exemple, un remake d’Assurance sur la mort (1944) de Billy Wilder. En leur temps les frères Jim et Artie Mitchell ont également livré plusieurs films dont Derrière la porte verte (1972) et Resurrection of Eve (1973).
Gerard Damiano, la légende
« Bon, il est comment ce bouquin sur ce Damiano ? Y’a des photos au moins ? »
« Y’en a. Mais ce n’est pas le propos… »
Après son expérience de coiffeur pour dames où il constate que de nombreuses femmes sont malheureuses en ménage, Damiano se lance dans le cinéma érotique avec l’idée de conjurer la monotonie ambiante. Son sixième long métrage, Gorge Profonde (1972), aurait rapporté 600 millions de dollars sur 30 ans d’exploitation (100 millions selon le FBI).
Damiano ne fait pourtant pas fortune. Selon son contrat il doit toucher un tiers des profits, mais il ne reçoit que $25,000, avant d’être contraint de quitter le partenariat dès lors que le film est un succès. La production est créditée à Louis « Butchie » Peraino (Lou Perry au générique), l‘argent est avancé par son père, Anthony Peraino. Père et fils étaient membres de la mafia, plus exactement de la « Colombo Crime Family », cela ne s’invente pas !
Dans les faits, ils étaient bailleurs de fonds du film par le biais de Bryanston Pictures, cette même société qui a conclu le premier contrat de distribution avec Vortex pour un autre film de genre : Massacre à la tronçonneuse. Rappelons également que le budget initial de Gorge Profonde était de 47,500 dollars, soit $22,500 en coût de production et $25,000 de plus pour les droits d’exploitation de la musique.
De même que pour le cinéma traditionnel, les productions pornographiques et érotiques consacraient un budget à la musique, permettant de solliciter des musiciens pour de la création, et/ou l’achat de droits. Plusieurs personnalités ont ainsi participé à l’aventure porno : Ennio Morricone, Pierre Bachelet, Bruno Nicolai, Klaus Shulze, Patrick Cowley, Siegfried Schwab et Manfred Hübler… Parmi la filmographie de Damiano, les musiques d’Odyssey et de The Devil In Miss Jones sont particulièrement réussies.
Dans le documentaire Inside Deep Throat, Damiano estime que Gorge Profonde n’est pas un si bon film. Il a cependant littéralement propulsé la carrière de Linda Lovelace – la consacrant première star du genre – et boosté celle du réalisateur, jusqu’à lui tailler une place de choix dans le palmarès des personnalités cul.tes du porno. Paul Thomas Anderson lui rend notamment hommage dans Boogie Nights (1997), portraitisant avec délice l’atmosphère « porno chic » des années 1970, et sa chute dans les années 1980.
Damiano : l’homme, son cinéma
« Sacré personnage ce Damiano ! Elle a l’air un peu dingue sa vie, non ? »
« Pour le commun des mortels ? Fort probablement ! »
Cantonner Damiano à cette partie de l’histoire serait réducteur. D’autant que l’artiste vivait au rythme quotidien du syndrome de « docteur Jekyll et M. Hyde », c’est-à-dire entre ses convictions religieuses et un univers plutôt subversif. The Devil in Miss Jones étant une parfaite mise en abyme de « ce sempiternel mouvement alternatif entre plaisir et rétention ».
Formule qui alimente un autre paradoxe : sa façon de filmer les femmes et ses liens avec ses actrices. Dans ses films, les femmes peuvent subir de nombreux assauts sans pour autant atteindre l’orgasme (The Devil in Miss Jones), la jouissance étant surtout attribué à l’homme. Dans sa vie, il est proche des actrices notamment d’Annie Sprinkle, également féministe.
Passionné par son métier, mais néanmoins moraliste, Gerard Damiano conçoit « des pornos extravagants dans lesquels, tel Alfred HItchcock, John Landis ou Mel Brooks, il apparaît soudain au détour d’un plan, voire envahit des séquences entières ». Son cinéma prend forme à mesure que sa carrière avance, structurant son identité cinématographique avec un point de vue original, notamment dans la manière de raconter une histoire, de choisir ses angles et ses focales. L’homme pense cinéma.
Seulement, comme pour ses confrères, l’arrivée de la vidéo marque un tournant dans sa carrière. L’économie du format entraine une baisse des budgets et de la qualité. Dès 1983, la seconde partie de sa filmographie s’en ressent avec une « succession de sous-produits interchangeables dont émergent de trop rares œuvres« , faisant de son travail le « journal intime d’une capitulation consentie (…), reflet sensible d’un authentique regard blessé de cinéaste ».
« S’intéresser au travail de ce réalisateur, c’est avant tout constater « un tempérament qui mérite que l’on s’y attache », pour Marc Bruimaud, plusieurs scènes et plans révèlent de « purs moments de cinéma nous autorisant à valoriser Damiano, cinéaste cantonné (…) dans un ghetto de genre ». Son film signature ? Probablement The Devil In Miss Jones, subtilement inspiré de Justine du Marquis De Sade et de Huis-Clos de Jean-Paul Sartre.
Pourquoi ce livre est incontournable ?
« Tu me diras où je peux le trouver ce livre sur Damiano ? À moins que tu ne veuilles me le prêter ? »
« Le prêter ? Jamais de la vie ! »
Figure emblématique de, ce que beaucoup revendiquent comme, l’âge d’or du porno (d’autres considèrent que l’âge d’or du genre est plutôt lié aux producteur.rice.s oeuvrant à contre-courant du traditionnel format patriarcal normatif), Gerard Damiano se voit enfin raconté, en français, dans un livre qui lui est entièrement consacré. Un portrait inédit signé Marc Bruimaud.
Nourri par sa cinéphilie et la complexité de l’oeuvre de Damiano, l’auteur livre un essai copieux, mais digeste, tant les anecdotes et les analyses sont passionnantes. Dès lors que l’on n’est pas réfractaire à la quantité d’informations, et aux notes de bas de pages, on s’en délecte comme d’un repas exotique accompagné du breuvage adéquat. Comme un sommelier conseille un nectar fait de notes plus ou moins fruitées, voire terreuses, l’auteur partage une analyse cinématographique sincère, non sans humour.
Après une première partie où l’auteur évoque, comme certains cinéastes, dont Truffaut, l’idée que « la hiérarchie des genres » est une chose absurde, il analyse la carrière du cinéaste via sa créativité et ses réflexions, avant de commenter consciencieusement sa filmographie. Le livre comporte également des archives critiques de l’époque, ainsi qu’une importante bibliographie et des conseils pour regarder ses films, rares, parfois méconnus, souvent introuvables.
Les personnes dotées d’un câble invisible assurant entre leur cerveau et leurs organes génitaux une liaison unique, dont le flux d’informations est encore inégalé par la fibre, regretteront probablement qu’il n’y ait pas de photos grands formats. Elles devront donc faire preuve de pas mal d’imagination pour tenter de se palucher sur la filmographie, tant cette bible sur Damiano s’apparente davantage à une publication de chercheur qu’à un magazine destiné à être dissimulé sous le matelas.
Cela dit, la filmographie couplée à une connexion à Internet permet à celles et ceux qui le désirent d’accéder à certains films de Damiano, le Graal est donc tout proche, Noël également, ce serait idiot de passer à côté de Les Peaux La Chair Les Nuits ! Enfin, sur le même sujet, on ne saurait que trop vous conseiller d’écouter l’excellente chronique de Christophe Bier (dès 54’34 sur le player du site). Histoire de terminer avec le format radio, Marc Bruimaud parle de son livre avec l’émission Les Films De La Gorgone – Culture Prohibée (entre 29’20 » et 55′ dans le podcast).
BONUS !
Autre conseil de lecture parmi les récentes publications de Marc Bruimaud, son recueil de « nouvelles noires » intitulé Ici, chez black Out éditions, également éditeur du Cycle de Catalpa.
Bruimaud, le « vieux dégueulasse » limougeaud ?
Dédiées à la mémoire de Charles Bukowski, ces 18 nouvelles ont (pour la majorité d’entre elles) la ville de Limoges pour décor (rues, quartiers, bars, boulangeries…). L’auteur, qui y vit, narre ses rencontres et dépeint son entourage avec mordant, humour, tendresse, et tout cela presque sans alcool.
Des tranches de vie parfois saupoudrées de cinéma et de musique. Une vie sentimentale tantôt onirique, tantôt teinté de réalisme, comme Christina (en trois temps), touchante nouvelle en trois mouvements où chaque phrase donne l’idée d’un cadre, d’un mouvement de caméra. Rendre hommage au vieux Hank Chinaski sans parler de sexe serait définitivement incongru, l’auteur n’est donc pas avare de détails croustillants et humides : La communauté verticale, Smorgasbord…
Le talent de Bruimaud ? Restituer son sens aigu de l’observation dans une prose malicieuses et sincère, faire que des instants banals ne le soient plus, donner l’impression qu’on a déjà vu le film, ou sa bande-annonce. S’il est souvent incisif, sa plume est légère. Comme dans La Vie Coule, les dialogues sont à tomber, avec cette sensation de les entendre. Si l’on peut souhaiter que ces nouvelles puissent un jour être fidèlement adaptées au cinéma, elles sont surtout fort bien illustrées par Valérie Pillon, ses dessins font sens, d’autant plus pour qui connaît bien les lieux.
Ici (Nouvelles noires)
Illustrations : Valérie Pillon
Editions Black-Out, 90 pages – 10€