Dans un monde pressé, il reste des cordes qui murmurent à travers les siècles. The World Is But a Place of Survival: Begena Songs from Ethiopia ranime la lyre sacrée des hauts plateaux, dévoilant un souffle brut et bouleversant qui transcende l’exil intérieur comme l’exil géographique ; un disque rare, pour qui prend le temps d’écouter
Ce recueil, publié sur Death Is Not The End, n’est pas seulement une compilation de chants traditionnels éthiopiens au begena, mais un pont sonore vers une spiritualité vibrante et pudique. Entre légendes bibliques et cordes bourdonnantes, ces morceaux résonnent avec notre besoin d’apaisement et d’humanité dans un monde qui vacille. Une écoute lente, qui ouvre des perspectives de découverte sur les pratiques musicales orthodoxes d’Éthiopie, l’importance de la transmission orale et la place du sacré dans la musique contemporaine…
Le murmure des dix cordes

Le begena, lyre sacrée à dix cordes, ne se laisse pas apprivoiser facilement. Jadis réservé aux rois et aux lettrés, il traverse les époques dans un murmure vibrant que seule la foi peut réellement accorder. Chaque corde gronde comme un souffle contenu, amplifié par le bourdonnement caractéristique du enzirotch — ces fragments de cuir posés entre les cordes et le pont. Ici, la musique n’est pas une distraction : elle est une prière, un appel discret à la réconciliation intérieure. L’instrument symbolise le corps spirituel même : la traverse incarne le Divin, la caisse de résonance devient le ventre de Marie, et les dix cordes rappellent les Dix Commandements. Écouter ces morceaux, c’est entrer dans une méditation immobile.
Enregistrer l’éphémère : Stéphanie Weisser, à Addis Abeba, a capté entre 2002 et 2005 ces fragments d’éternité, dans un contexte politique encore marqué par les réminiscences du Derg qui avait interdit l’instrument. Les captations restituent l’acoustique brute, sans polissage excessif, donnant à entendre le souffle de l’interprète et les craquements du bois dans la pièce. On y retrouve Tafese Tesfaye, Yetemwork Mulat, Alemu Aga, Sosena Gebre Eyesus, chacun insufflant une gravité singulière dans ses interprétations. La ferveur n’est pas feinte : on la sent dans chaque vibration, dans chaque silence entre deux coups de plectre.
« Quand je joue du begena, j’ai l’impression de communiquer directement avec Dieu. » – Alemu Aga
Chants d’exil et de repentance

En Éthiopie, le begena est particulièrement joué pendant le carême, lorsque l’âme cherche le pardon dans le silence du jeûne. Ces enregistrements nous plongent dans cette atmosphère de repentance collective, où les voix semblent flotter au-dessus des cordes avec une gravité douce. La piste Song of Praise Played with a Plectrum de Alemu Aga se distingue par une tension fragile, semblable à un funambule avançant sur une corde de lumière. Ces chants ne sont pas des artefacts de musée : ils continuent d’accompagner les vivants, de rythmer les saisons spirituelles d’un peuple, dans une beauté dépouillée qui force le respect.
Survivance, transmission, The World Is But a Place of Survival n’est pas qu’un titre : il résume l’esprit de ces chants. Dans un monde saturé d’images, où la vitesse se confond avec l’importance, cette musique rappelle la puissance des gestes lents. Le begena, toujours interdit dans certaines radios locales, survit grâce à la ténacité de quelques interprètes, au soutien de labels comme Death Is Not The End, et à des passionnés qui acceptent de ralentir pour écouter réellement. À l’heure où nous redécouvrons l’importance de la transmission, cet album agit comme une leçon d’humilité : certaines choses ne disparaissent pas tant qu’elles continuent d’être jouées, même à voix basse, dans une pièce nue. Dans l’écho du begena, le monde ralentit, l’âme écoute, et le silence redevient musique. C’est tout ce que l’on pouvait souhaiter.