LP A Life We Once Lived

 Fragments d’Exploration : Brad Rose dévoile A Life We Once Lived

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Brad Rose nous offre un voyage immersif au cœur d’un passé non raconté. Musicien, plasticien et figure incontournable du journalisme musical alternatif avec Foxy Digitalis, il signe ici une œuvre sonore raffinée, fragile et terriblement contagieuse. Une plongée dans les paysages de l’inconscient, façonnés par des synthétiseurs organiques et des textures opalescentes

Dans ce nouvel opus, paru le 23 juillet 2025, Brad Rose superpose ses voix artistiques – musique, écriture, images – pour composer un album qui est autant une carte d’émotions qu’un manifeste personnel. Véritable carrefour entre analogie et abstraction, ce disque laisse entrevoir les prochaines pistes de son exploration : collaborations visuelles, approfondissement des textures acoustiques, ou mises en espace plus radicales. De cette écoute, nous ne sortons transformés : A Life We Once Lived, sur le label Quiet Details, incarne un signal discret mais puissant envoyé depuis les marges de notre mémoire. Une invitation à ralentir, à s’immerger dans la subtile poésie des sensations ambient. Prochain horizon ? L’écoute attentive d’un monde en devenir, où musique, image et écriture continuent de dialoguer intimement ; la promesse d’un espace contemplatif, propice à la résonance intérieure…

Labyrinthes intérieurs

Photo BRAD ROSE
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Dès les premières notes, A Life We Once Lived s’ouvre sur une méditation : mélodies réfléchies qui se déploient lentement, comme on dénude un souvenir enfoui. Dans cette composition fluide, la sincérité de l’artiste devient palpable : « There are landscapes we never walk but still carry…  ». Chaque piste apparaît comme une bifurcation sensible – une trame harmonique parfaitement équilibrée entre structuration et expansion texturale. Les synthétiseurs, alliés à des sources acoustiques choisies, célèbrent une abstraction à la fois fine et incarnée, montrant un sens aigu du détail et de la nuance. Écouter, c’est naviguer dans un entre-deux, s’abandonner à des échos indicibles. Chaque piste semble conduire vers un lieu différent – parfois réflexif, parfois jubilatoire – mais sans jamais livrer de résolution formelle. Cette construction “labyrinthique” illustre la notion d’« almost‑places, almost‑memories », paysage mental en mouvement. 

« There are landscapes we never walk but still carry. Lives that linger just outside memory’s reach… » — Brad Rose

Un récit sensible en forme d’incertitude

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Le travail de Brad Rose valorise l’expérience inachevée, le geste musical qui propose sans se poser. « This is a record of almosts… Just motion, breath, and tone » écrit Brad Rose, et l’on perçoit cette absence de résolution comme un espace respirant, propice à l’émotion. Outre la musique, ce disque s’enveloppe d’un geste graphique (photo argentique transformée) et d’une version continue du disque, pensée comme une expérience plus immersiveCe choix esthétique incarne une posture artistique qui refuse les certitudes tranchées pour embrasser le flou fertile des impressions. Brad Rose, depuis Tulsa, cumule les casquettes : écrivain, designer, photographe et musicien. Pilier de Foxy Digitalis et fondateur du label The Jewel Garden, il incarne l’underground créatif tout en restant ouvert à mille explorations. A Life We Once Lived marque probablement son œuvre la plus accomplie à ce jour. Découvrez la philosophie de l’artiste via cet entretien longue durée…

Interview avec Brad Rose : « Habiter les marges de la mémoire »

Cyprien.Rose. Nous avons qualifié votre album de « signal venu des marges de la mémoire », un espace suspendu entre ce qui fut réel et ce qui ne l’a peut-être jamais été. Ressentez-vous ce travail comme une sorte de cartographie de ces zones floues que la mémoire ne parvient ni à fixer ni à effacer ?

Brad.Rose. C’est une très belle manière de le dire, et oui, je ressens une forte résonance avec cette idée. A Life We Once Lived est né de l’envie de tracer les contours de choses qui ne tiennent pas en place : des sensations, des lieux, des émotions à demi familières mais toujours hors de portée. La mémoire est rarement nette ou complète. Elle se replie sur elle-même, réorganise les souvenirs, oublie leur ordre d’apparition. Ce disque est une façon de s’installer dans ce brouillard, non pour l’éclaircir, mais pour apprendre à bouger avec lui. Je ne cherchais pas à restaurer quoi que ce soit, mais à rester présent face à la dérive et la distorsion. Alors, si cela sonne comme un signal venu des marges, c’est exactement de là que j’écoutais.

C.R. Vous avez dit que c’est un album fait d’ »à-peu-près » : quasi-souvenirs, quasi-lieux, quasi-amours… La musique est-elle pour vous le seul médium capable d’exprimer ces limbes émotionnels, ou explorez-vous aussi ces zones grises dans vos pratiques visuelles, votre écriture ou vos installations ?

B.R. Ces zones grises, ces états émotionnels flottants, sont vraiment le fil conducteur de tout ce que je crée. La musique me semble la plus intuitive pour les exprimer, notamment parce qu’elle peut contenir des contradictions sans avoir à les résoudre. Un son peut être à la fois beau et troublant, familier et déformé, et cette tension n’a pas besoin d’être expliquée. La musique m’autorise à rester dans ces limbes, à répéter, à laisser les choses se dégrader ou se brouiller, sans les forcer à prendre forme. C’est pourquoi elle m’a paru l’espace le plus juste pour ces « à-peu-près » qui ont façonné A Life We Once Lived.

Cet élan se retrouve aussi dans mes travaux visuels et installations : je suis attiré par les matériaux patinés ou instables, les images qui suggèrent à la fois la présence et l’absence, ou les espaces qui invitent le spectateur à compléter le récit. En écriture, j’aime travailler la fragmentation, le temps disloqué, ou une logique de rêve, pour donner la sensation que quelque chose est en train d’être rappelé tout en étant oublié. Chaque médium a son langage, mais le registre émotionnel reste le même : il s’agit moins de clarté que de percevoir ce qui persiste, ce qui scintille à la lisière de la mémoire.

Entre textures fragiles et sons du quotidien

C.R. Il y a une extrême délicatesse dans les textures de cet album, une attention particulière portée à l’espace et à la résonance. Comment avez-vous combiné synthèse électronique et sources acoustiques ?

BRAD ROSE
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B.R. Merci. Cette attention à la texture et à l’espace était vraiment au cœur de la création. J’ai travaillé avec un mélange de synthèse électronique, d’enregistrements de terrain et de petits gestes acoustiques. Je voulais que tout semble intime, proche de l’oreille, mais aussi chargé d’une densité émotionnelle plus vaste que le son lui-même. On y entend ma voix, celle d’un ami proche – très obscurcies –, mais aussi des sons non musicaux : des respirations, le ronronnement d’appareils ménagers, de l’eau dans un seau… Autant de petites traces liées au fil de mémoire que je suivais. Mon but était de créer un espace où ces éléments fragiles se superposent et laissent chacun une empreinte subtile.

Laisser les choses ouvertes…

C.R. Vous parlez de morceaux sans résolution, sans signification fixée. Est-ce un geste philosophique, une résistance aux récits trop linéaires, ou un moyen de refléter la complexité de nos sensations ?

B.R. Un peu tout cela. Je ne m’intéresse pas à la résolution pour elle-même, surtout quand elle paraît forcée. La plupart de nos émotions – le deuil, la nostalgie, le désir – ne suivent pas de trajectoire rectiligne, et je voulais que la musique reflète cela. Laisser les choses ouvertes me semblait plus honnête, plus proche du fonctionnement réel de la mémoire et des émotions.

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Il y a aussi une dimension politique dans ce refus de « tout ranger ». Nous sommes saturés de récits simplifiés, de formats qui réduisent l’expérience. L’ambiguïté crée un espace pour que l’auditeur projette ses propres souvenirs, ses propres paysages intérieurs. C’est une façon de maintenir l’œuvre ouverte, inachevée au meilleur sens du terme – et c’est souvent là que naissent les connexions les plus profondes.

C.R. Le CD inclut un long mix continu. Est-ce une réinterprétation, une version plus intérieure de l’album, ou une manière de rendre l’écoute plus fluide ?

B.R. Plutôt cette dernière option : un enchaînement qui ressemble à un long rêve éveillé. J’y ai ajouté quelques enregistrements de terrain pour élargir l’atmosphère, mais il s’agit surtout d’une version pensée comme un flux, où les morceaux s’effacent les uns dans les autres, comme des souvenirs qui se confondent.

L’art de la lenteur et de l’attention

C.R. L’album sort sur quiet details, un label dont la ligne éditoriale épouse parfaitement cette esthétique d’attention douce et méditative. Que vous a apporté cette collaboration ?

B.R. Travailler avec quiet details, c’était entrer dans un espace où la nuance et la lenteur sont véritablement valorisées. Il y avait une sensibilité partagée autour du son, une confiance immédiate. Je n’ai ressenti aucune pression pour expliquer, clarifier ou « formater » la musique. Tout s’est fait comme une conversation naturelle, sans hâte, jusque dans les moindres détails – design, rythme de sortie… C’était l’écrin idéal pour un projet qui demande de la retenue et du temps.

C.R. Vous êtes musicien, journaliste, éditeur (avec Foxy Digitalis) et artiste visuel. Cet album est-il le fruit de ces multiples casquettes ou bien un espace autonome, presque en retrait ?

B.R. Les deux, sans doute. Ces rôles sont liés par une même curiosité, un désir d’écouter attentivement, de capter ce qui échappe. A Life We Once Lived porte le poids d’années d’écoute et d’observation, mais c’est aussi un refuge : un endroit où je peux laisser tomber les explications et simplement suivre le son, voir où il me mène. C’est en franchissant ces frontières que naît quelque chose de plus intuitif.

C.R. Dans un monde saturé d’images et de sons, vous avez choisi la lenteur, l’ellipse et la suggestion. Est-ce une réaction à cette saturation, ou simplement votre façon naturelle de composer ?

B.R. C’est ma manière naturelle de travailler. Même si je publie régulièrement, le processus est lent, silencieux, souvent sinueux. J’écoute, je collecte, je laisse reposer avant que quoi que ce soit n’émerge. Cette lenteur n’est pas un refus d’agir, mais un moyen de rester attentif, de ménager un espace respirable dans un monde qui va trop vite.

Tulsa comme ancrage, le monde comme horizon

C.R. Cet album parle de fragments, de traces vécues ou imaginées. A-t-il servi de réparation, de contemplation, ou bien d’ouverture sur le passé ?

B.R. Plutôt d’ouverture tranquille. Pas de réparation, pas de quête de sens. Juste s’asseoir avec ces fragments, écouter ce qui persiste, ce qui vibre sous la surface sans nom. Certaines fenêtres du passé se sont rouvertes, mais sans recherche de clôture. Simplement pour les laisser passer à nouveau, un peu floutées, plus douces, sans s’y accrocher.

C.R. Vous vivez à Tulsa, Oklahoma, un lieu chargé d’histoire mais à l’écart des grands centres artistiques. Comment cela influence-t-il votre travail ?

B.R. Tulsa façonne tout ce que je fais. Il y a ici un espace immense, physique et mental, qui permet une écoute lente et attentive. Le paysage est marqué par des histoires visibles ou enfouies, une tension qui se glisse dans mon travail sous forme d’atmosphère, d’écho ou de silence. Être à l’écart des grands centres supprime une certaine « agitation » et me laisse suivre mon intuition sans pression.

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Aujourd’hui, j’ai envie de tisser davantage de liens, de créer des projets collaboratifs, d’explorer des installations in situ, de bâtir des espaces partagés d’écoute et de réflexion. Tulsa est devenue à la fois un ancrage et un moteur : une ville faite de contradictions, de mémoire et d’oubli, que je veux continuer à habiter comme matière et comme question.

C.R. Y a-t-il des artistes français avec lesquels vous avez collaboré ou aimeriez collaborer ?

B.R. Je n’ai jamais collaboré avec des artistes français, même si j’ai une affection particulière pour Bruno Parisse et son label Ruralfaune, qui a publié plusieurs de mes projets. Quand je dirigeais Digitalis, j’ai aussi sorti beaucoup de musique française. Quant aux collaborations futures… je suis toujours ouvert aux propositions !

C.R. Pour conclure, ce n’est qu’après avoir écouté votre album que j’ai réalisé que nous avons le même nom de famille… Peut-être sommes-nous de lointains cousins, tous deux porteurs de multiples casquettes ?

B.R. Ha ! Peut-être bien ! En tout cas, c’est un excellent nom, c’est sûr !

Buy Me A Coffee

Fondateur de Houz-Motik, Cyprien Rose est journaliste. Il a été coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab. Il a également collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il a œuvré au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ.

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