Entre l’oubli et la transe, le duo libanais PRAED reforme son orchestre pour un grand retour où la fureur du réel se mêle à l’hypnose des mythes
Tout commence par un brouhaha d’ondes et de cuivres, un peu comme si la ville rêvait à haute voix. Avec The Dictionary of Lost Meanings, PRAED Orchestra! signe un retour magistral sur le label Discrepant, huit ans après Fabrication of Silver Dreams. On y retrouve cette science des collisions : le shaabi égyptien, les formes libres du jazz, les éruptions électroniques, et cette pulsation obstinée qui refuse de choisir entre le souvenir et la transe. L’ensemble sonne comme un rituel sous tension, mi-sacré, mi-désordonné, dans lequel les significations se dérobent à mesure qu’on tente de les nommer…
Cartographier l’indicible
Praed DR
Raed Yassin et Paed Conca ont toujours travaillé sur les zones grises, là où la mémoire culturelle se tord, se dissout, se reconstruit. Ce nouvel album pousse le principe plus loin, en convoquant une quinzaine de musiciens venus d’horizons dispersés : Sam Shalabi et Youmna Saba (ouds électriques), Alan Bishop (Sun City Girls), Maurice Louca, Radwan Ghazi Moumneh (Jerusalem In My Heart)… Une nébuleuse d’exilés sonores. Ensemble, ils composent un lexique d’échos et de fractures, un dictionnaire de sons orphelins où chaque note semble chercher sa langue d’origine.
L’improvisation devient ici un acte d’archéologie. Gratter le sol de la mémoire, exhumer des fragments de folklores imaginaires, recomposer un alphabet du tumulte. Entre souk et cosmos : il y a dans ces morceaux quelque chose de joyeusement insoumis. Les rythmes chaloupés du shaabi flirtent avec des textures électroniques brisées, les clarinettes se frottent aux oscillateurs comme si Ornette Coleman s’était égaré dans un mariage à Beyrouth-Est. La musique semble flotter entre les dimensions, traversant l’Orient et l’Occident sans jamais se poser. C’est un disque de vibrations partagées : dense, polyphonique, souvent déroutant, mais d’une cohérence interne fascinante. Chaque thème déborde du cadre, comme une improvisation collective qui voudrait écrire un mythe nouveau à chaque mesure.
« Our music is not about blending styles – it’s about remembering how the world used to sound before we learned to separate things. » – Raed Yassin (entretien pour The Quietus, 2024).
L’écho des distances
Praed DR
Enregistré en 2022 au Summer Bummer Festival d’Anvers, l’album porte dans ses sillons le parfum d’un lieu en déplacement. Il n’y a plus de frontière entre le concert et le rêve, entre le studio et la rue. On entend les musiciens respirer, se chercher, se répondre, et parfois s’effondrer dans un même souffle. Le mix d’Adham Zidan (au Caire) et le mastering de Mark Gergis (Seattle) prolongent cette dérive : une cartographie du déracinement, tissée de fréquences et de silences.
Dictionnaire d’un monde à recomposer ? The Dictionary of Lost Meanings ne raconte pas une histoire : il la disperse, la démultiplie, la fait danser dans la poussière. C’est un disque à écouter comme on feuillette un manuscrit illisible, cherchant dans chaque marge un mot qu’on aurait oublié. PRAED ne cherche plus à définir, mais à habiter l’indéfini. Et dans cette zone trouble entre le cri et le chœur, quelque chose renaît, une mémoire collective qui refuse la traduction. Un disque pour celles et ceux qui aiment perdre pied sans jamais quitter le sol. Un album-monde, écrit dans une langue que seul l’écoute peut apprendre à prononcer.