Vingt-trois ans après la disparition de James Stinson, Tresor réédite Neptune’s Lair, le premier album de Drexciya. Une œuvre-clé de l’électro de Detroit, pensée comme un monde sous la surface, vibrant, opaque, futuriste. Ce disque qui, à la fin des années 1990 ouvrait la porte des abysses, reparaît aujourd’hui dans un nouvel habit visuel, signé Matthew Angelo Harrison
Avec Neptune’s Lair, Drexciya plonge l’auditeur dans un récit mythologique et électronique : celui d’une civilisation née de la douleur et reconstruite dans la lumière liquide du son. Cette réédition, chez Tresor Records, première d’une série dédiée à tout le catalogue du duo, réactive cette pulsation subaquatique. Plus qu’un hommage, c’est une archéologie du futur, un signal lancé depuis les profondeurs de Detroit vers notre époque, toujours fascinée par la résistance et le mystère…
Les portes d’eau

À l’origine, Neptune’s Lair (1999) arrive comme une énigme. Jusque-là, Drexciya n’était qu’un nom glissé dans les sillons de labels comme Underground Resistance ou Submerge : une constellation d’EPs, d’indices sonores, d’ondes assez brèves. Ce premier album, publié par Tresor, est une immersion totale. Ses vingt-sept morceaux, de Andreaen Sand Dunes à Surface Terrestrial Colonization, composent une narration sans paroles. Chaque titre est un point de repère dans une cartographie invisible, celle d’un monde marin peuplé de survivants de l’histoire. Une politique sans slogan : un Atlantique inversé, où les descendants de la diaspora noire renaissent au fond de l’océan.
Le studio devient laboratoire, la machine une chambre de respiration. Le son de la survie : l’électro de Drexciya ne cherche pas l’ornement, elle pulse, elle fracture, elle résonne. Les basses sont percussives, les rythmiques droites mais vibrantes, comme des sonars de surface. C’est une musique de résistance, mais aussi d’élégance mécanique. Là où beaucoup d’artistes techno de Detroit cherchaient la verticalité, l’espace, la machine et la ville, Drexciya choisit la densité, la profondeur et l’eau comme médium. Les versions remasterisées, publiées par Tresor en septembre 2022, révèlent une netteté nouvelle : chaque claque de boîte à rythmes, chaque flux synthétique y semble réhydraté, sans trahir la rugosité d’origine.
« We are Drexciyans, wavejumpers. We don’t swim through the water like fish; we bounce through it like dolphins. » – Drexciya, The Quest (Submerge, 1997)
Une mémoire repensée

Le projet visuel a été confié à Matthew Angelo Harrison, qui modernise les pochettes : il relie le mythe Drexciya à la mémoire africaine et industrielle. Harrison, sculpteur de Detroit, insère souvent des objets ethnographiques dans des blocs de résine, comme pour interroger la manière dont la culture est conservée, figée, ou ressurgie. Ici, la démarche se prolonge, Neptune’s Lair devient un artefact mis en lumière, une pièce d’archive que le design réactualise sans la neutraliser. Le graphiste Yannick Nuss et la photographe Corine Vermeulen ont, de leur côté, construit une identité visuelle qui relie Berlin à Detroit, mêlant acier et transparence, architecture et liquide. L’héritage vivant : Drexciya n’a jamais vraiment disparu. Leur empreinte traverse la techno contemporaine, de DJ Stingray à Helena Hauff, et s’étend jusque dans les musiques expérimentales ou ambient.
Leur univers afro-futuriste a ouvert la voie à des artistes qui questionnent aujourd’hui la mémoire noire à travers le prisme technologique. Cette réédition, première d’une série qui inclut Hydro Doorways, Harnessed the Storm et Shifted Phases, replace Neptune’s Lair au centre de la constellation Drexciya. Comme un rappel, la science-fiction peut être une forme de vérité historique, et le beat, une forme de langage politique. En rééditant Neptune’s Lair, Tresor ne se contente pas d’un retour aux sources, il réactive un territoire symbolique, un mythe sonore et poétique où Detroit et Berlin partagent la même gravité. Sous les nappes et les pulsations, quelque chose continue de vibrer : un souffle d’eau, d’histoire et d’avenir mêlés. Et dans le sillage des Drexciyans, l’électro garde ce pouvoir rare, celui de faire respirer la mémoire ; a must have.



