Alors que les cassettes s’effritent et que les histoires se dissipent dans la poussière de Sousse, un label ravive le groove caché de la Libye des années 80 à 2000. Un voyage entre reggae, disco synthétique, pop rugueuse et rythmes shaabi, là où la créativité a poussé sans autorisation, dans le fracas des magnétophones et la chaleur des studios de fortune
Pour sa 31ᵉ sortie, ce label nous offre un troisième volume de compilations variées, cette fois consacré à la scène cassette libyenne oubliée. Ce n’est pas une histoire officielle de la musique libyenne, mais un plongeon dans un patchwork sonore où l’on entend la résistance douce, les nuits longues et les fêtes improvisées de Benghazi à Tripoli. Entre reggae, disco, pop et funk, ces morceaux exhumés témoignent d’une époque où la musique circulait de main en main, enregistrée dans des chambres transformées en studios ou sur des cassettes rapatriées de Tunisie et d’Égypte. Un coffret avec LP bonus est disponible exclusivement sur Bandcamp. Découvrez Habibi Funk 031: A Selection Of Music From Libyan Tapes…
LP
Les cassettes de Sousse, les nuits de Benghazi

Tout commence dans les ruines poussiéreuses d’une usine de cassettes TK7 à Sousse, en Tunisie, qui jadis distribuait en silence la musique libyenne sur bandes magnétiques. Puis, c’est une chambre d’hôtel au Caire, 2021, où presque 100 cassettes sont transférées sur un deck haute fidélité amené clandestinement, au rythme d’un ventilateur bruyant. Entre ces lieux, des histoires s’échangent : des conversations, des souvenirs, des morceaux dont on pensait qu’ils ne sortiraient jamais des tiroirs des familles. C’est là que ce projet puise sa force : dans cette quête patiente, humaine, à la recherche de sons qui n’avaient jamais eu l’occasion de traverser les frontières, ni même de se voir offrir une pochette digne de ce nom.
Reggae shaabi et synthés poussiéreux ? Le reggae prend ici un goût libyen particulier, ralenti par le souffle des rythmes shaabi, traversé de claviers acidulés, de boîtes à rythmes fatiguées par le sable, et d’une joie tenace malgré la censure. La disco synthétique se mêle au funk et à la pop rugueuse, reflet d’une jeunesse qui bidouillait, enregistrait sur quatre pistes, ou partait en Tunisie ou en Égypte pour poser quelques pistes avant de rentrer vendre les cassettes sur les marchés. Ce n’est pas homogène, et tant mieux : chaque morceau est une île sonore, un fragment de nuit chaude, un éclat d’orgue cheap, une basse qui groove dans le brouhaha d’un mariage, une voix filtrée par un micro qui craque.
“Le sable s’infiltrait partout, même dans les cassettes, mais le groove, lui, restait intact.” – digger annonyme
Indépendance et studios bricolés
Ahmed Ben Ali, Cheb Bakr ou Najib Alhoush & The Free Music, déjà connus des précédentes sorties du label, côtoient ici Khaled Al Melody, Fathi Aldiyqz & Sons of Africa Band, City Lights Band, Libya Music Band, Group Hewaya. Ces artistes partageaient un même désir : créer malgré tout. Avec l’arrivée progressive des équipements numériques dans les années 90 et 2000, certains ont monté leurs propres studios, façonnant peu à peu une scène indépendante où le home studio devient un laboratoire de liberté. Les cassettes, dans ce contexte, étaient bien plus qu’un support : elles étaient le réseau, l’Internet d’avant l’Internet, l’objet qui permettait aux sons de circuler dans un pays où la musique avait besoin de ruser pour exister.
Ce disque n’est pas une anthologie académique. C’est une cartographie personnelle de sons qui ont survécu au temps et aux silences imposés, une tentative de restituer le groove, l’énergie, et l’aspiration à la fête qui animait la Libye de ces décennies. Entre les clubs improvisés, les mariages, les voitures aux vitres baissées, les trajets interminables entre Tripoli et Benghazi, cette compilation devient un véhicule sensoriel qui vous transporte dans une époque où chaque cassette était un trésor. Si la musique est un moyen de préserver la mémoire, ces cassettes libyennes sont des poches de résistance joyeuse, prêtes à vibrer à nouveau, et à nous rappeler qu’aucune frontière ne pourra jamais contenir la danse ; à savourer par toute température.
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