LP State Change

State Change : l’art d’habiter sa propre faille

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Électro-catharsis chirurgicale. Avec State Change, Molly Joyce transforme une suite d’opérations médicales en rituels sonores — sept pièces électro-acoustiques qui recomposent l’histoire d’un corps abîmé, en quête de réinvention. Entre archives médicales et dispositifs sensoriels de pointe, la compositrice américaine signe une œuvre viscérale, troublante et réparatrice

State Change est l’album le plus radical — et peut-être le plus intime — de Molly Joyce. Déjà saluée pour ses œuvres explorant le handicap, la compositrice franchit ici un cap avec sept compositions aux titres-dates évocateurs, inspirées de ses rapports chirurgicaux d’enfance. Entre sons captés par des gants tactiles, gestes capturés par MUGIC, voix vocodées et textures cliniques, elle nous plonge dans un corps-machine vulnérable et poétique. Une méditation sonore sur la mémoire, la douleur, la métamorphose — et ce qu’il reste de nous lorsque tout change. State Change ouvre un espace rare où la musique contemporaine dialogue avec le sensoriel, le technique et le politique, sans forcer le ton. Une lésion peut devenir une leçon, chez Molly Joyce, elle devient un chant…

Chapitres d’une vie en coupe longitudinale

Photo Molly Joyce
Molly Joyce DR

Chaque morceau de State Change est une date, un souvenir figé dans la chair, un opuscule d’organologie intime. De August 6, 1999, jour de l’accident, à July 27, 2007, ultime chirurgie esthétique, Joyce n’habille pas la blessure — elle l’écoute. S’ensuit une partition chirurgicale scandée par les rapports opératoires de sa mère médecin : greffes, transferts musculaires, fixations osseuses. Mais plutôt que d’y plaquer un pathos usé, Joyce s’empare du lexique médical pour en faire une langue poétique : « No flexor / No extensor / In the wound / Paint and glass. » La voix est directe, presque blanche — ce qui la rend d’autant plus saisissante. Loin d’un journal sonore thérapeutique, State Change agit comme un miroir tendu à quiconque a vu son corps trahi.

Si la matière première est organique, sa mise en onde est résolument technologique. Joyce explore ici les possibles d’une nouvelle lutherie du handicap. Capteurs gestuels MUGIC, gants MIDI KAiKU, surfaces de pression couplées à Bela : le moindre déplacement de la main gauche — blessée — devient une modulation, une granularité, une dynamique. Sous les apparences froides des sons sinus ou des nappes rectangulaires filtrées se cachent des gestes réels, captés et transformés en musique. C’est là toute la beauté du projet : sublimer ce qui échappe, rendre sensible l’invisible, musicaliser l’inaudible. La douleur devient paramètre, l’impulsion nerveuse se fait delay, la tension musculaire crée le silence.

 

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“What if I could turn that into music?” — Molly Joyce

Ne pas avoir peur de dire « JE »

Depuis Breaking and Entering (2020) jusqu’à Perspective (2022), Joyce affirme une singularité : elle compose avec et depuis son handicap. Ici, elle ne s’en cache plus, elle en fait le cœur du disque. Mais jamais dans la plainte. “Je ne veux pas que ce soit un ‘pity party’”, dit-elle. On la croit. Car ce qu’elle donne à entendre, c’est une puissance — celle de prendre possession de son propre récit, de renverser les mots qui blessaient, et d’en faire une musique d’élévation. Elle ne cherche pas à guérir, ni à dénoncer. Elle assemble. Elle recompose. Elle “réimplante”, littéralement, sa mémoire dans une esthétique sonore qui emprunte autant au minimalisme qu’aux textures noise, à la techno spectrale qu’aux vibrations d’un Philip Glass ou d’un Andy Stott.

State Change n’est pas un disque de deuil. C’est un disque de réappropriation. Les voix trafiquées, les tensions de filtre, les ruptures harmoniques : tout y parle du travail patient de la recomposition. Ce que l’accident a défait, Joyce le recoud à la main — via machines interfacées. Il y a du courage dans ce projet, mais aussi un humour discret, une distance sobre. Comme si la musique s’était frayé un chemin entre les lignes des comptes-rendus médicaux, entre les silences post-opératoires et les années d’acceptation. La dernière piste est une délivrance. Enfin notée classiquement. Enfin touchée par le gant. Enfin chantée sans détour. Un album à vivre, à ressentir, à rejouer — comme une peau qu’on habite à nouveau. C’est peut-être ça, State Change : non pas l’effacement de la douleur, mais sa transmutation en force créative. 

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