Neuf ans de silence. Et soudain, Touch. Le quintette de Chicago – aujourd’hui dispersé entre Los Angeles, Portland et la ville d’origine – revient avec un disque sans mots, dense, traversé d’ombres et de lumière. Tortoise n’écrit pas des chansons : il fabrique des atmosphères. Des routes de campagne sans phare, des entrepôts déserts, des villes qui vibrent d’un souffle invisible. Leur musique est un film intérieur où le montage est sonore, et le scénario, ouvert
Avec Touch, Tortoise confirme qu’il reste l’un des rares groupes capables de réinventer le langage instrumental. Le post-rock, chez eux, n’est plus un genre mais une méthode : chercher ensemble, douter ensemble, et finir par assembler des fragments jusqu’à créer un paysage. Le processus, plus éclaté que jamais, devient ici le moteur d’une œuvre d’une étonnante cohérence ; un disque qui respire la patience, la texture et la tension…
Les drames sans mots

« The songs on Touch… are dramas without words ». Dès Vexations, premier morceau, tout est dit : le suspense s’installe, lentement, comme une caméra qui tourne autour d’une scène qu’on ne nous montre pas encore. Le son, épais et limpide à la fois, évoque ces images mentales où la route ondule dans la nuit et où les cloches résonnent au loin. Ce n’est pas une surprise : depuis Millions Now Living Will Never Die, Tortoise travaille l’abstraction avec un sens rare du détail. Mais ici, la tension semble plus tenue, plus intime, presque narrative. Chaque instrument y trouve son rôle : guitares sobres, synthés feutrés, batterie aux fractures géométriques.
Un collectif dispersé, un son resserré. L’époque a changé : le groupe ne vit plus dans la même ville. Jeff Parker le résume simplement : « It’s the first record we’ve done where everything wasn’t based in Chicago. ». Deux membres à Los Angeles, deux à Chicago, un à Portland. Pourtant, Touch s’écoute comme une conversation fluide. John McEntire, batteur et architecte du mix, avoue pourtant sa crainte initiale, perdre les fameuses séances de “trial-and-error” qui faisaient la magie du groupe. La solution est venue d’une forme d’adaptation douce : des sessions espacées, des échanges de pistes, et ce temps long qui transforme la contrainte en respiration. John Herndon résume : « If you’re used to doing something one way, and then it flips, you have to adapt. ». Cette lenteur assumée rend l’album plus nuancé, plus aéré ; on y entend la place du doute, le goût du risque, la patience partagée.
« Because we don’t have a singer, we have to have a different vocabulary for creating interest. So we use all the little things, like dynamics, texture, orchestration. » – John McEntire
Les architectures du son

Tortoise n’a jamais cherché la clarté du motif ; il construit plutôt des structures mouvantes. Ici, les couches de percussions, guitares et synthés deviennent un écosystème. Le morceau “Oganesson”, déjà publié en version remixée, illustre cette écriture par le grain : une pulsation lente, des fréquences qui s’entre-choquent, un espace dramatique sans paroles. Ce vocabulaire, c’est celui des textures : le souffle du câble, le frémissement des cymbales, le drone qui se tord à la limite du silence. L’auditeur, comme toujours chez Tortoise, devient spectateur d’un paysage mental, entre l’ingénierie et la poésie. Depuis plus de trente ans, le groupe tisse un fil unique entre musique savante et transe populaire. Des albums TNT ou Standards à Touch, le principe reste le même : avancer sans plan, mais avec rigueur.
Leur influence, désormais, dépasse les frontières du post-rock : on retrouve leur empreinte chez les producteurs électroniques, les compositeurs contemporains, les explorateurs de texture. Touch pourrait bien marquer un tournant : un disque de maturité, oui, mais pas de nostalgie. L’énergie reste brute, le geste précis. Douglas McCombs confiait récemment : « When we seem like we’re stalling out, I just have to remember that patience is one of the things that makes this band work. » Et c’est bien cette patience – presque méditative – qui transparaît d’un bout à l’autre du disque. Avec Touch, Tortoise rappelle qu’on peut encore raconter des histoires sans mots, avec le seul langage du son. Un art du silence en mouvement, façonné par cinq musiciens qui, à force de distance, ont retrouvé l’essentiel : la présence.


