Sixième album du multi-instrumentiste britannique Bastien Keb, Ghouls prolonge dix années d’explorations entre soul, jazz, folk et cinéma intérieur. Publié par First Word Records, ce disque sans samples rassemble dix-neuf fragments d’un même rêve, une traversée entre lumière et vertige, où les instruments semblent parler à la place des souvenirs
Après Hardly the Same Snake (2022) et un EP plus intime l’an dernier, Bastien Keb revient avec Ghouls, œuvre-monde entièrement façonnée à la main : cuivres, harpes, flûtes, cordes, theremins. Un geste total, où chaque morceau s’imbrique comme un plan de cinéma. De The French Connection à La Haine, le disque convoque les ombres du grand écran et les lumières vacillantes des nuits anglaises. Il scelle aussi une collaboration profonde avec le poète Malik Ameer Crumpler, dont les textes et la présence nourrissent ce dialogue entre son et pensée…
Les fantômes du cinéma

Chez Bastien Keb, les albums ressemblent à des films dont il serait à la fois le réalisateur, le compositeur et le narrateur invisible. Ghouls pousse cette logique jusqu’à l’abstraction : les morceaux s’enchaînent comme des plans-séquences brumeux. Les références à Taxi Driver, The Warriors ou La Haine ne sont pas des clins d’œil gratuits, elles agissent comme des points de fuite dans le paysage sonore, des respirations urbaines au cœur d’une mélancolie presque tactile. On croit entendre les échos d’un saxophone au coin d’une ruelle, ou le frottement des pneus dans une rue vide à 3 h du matin. Ce n’est pas du jazz, ni du funk, c’est une zone trouble entre mémoire et cinéma mental.
Un artisan du son : entièrement réalisé sans samples extérieurs, Ghouls affirme une démarche artisanale rare à l’ère du flux numérique. Keb joue, enregistre, agence, réenregistre ; il superpose les textures comme on tisse une tapisserie. La trompette devient une voix, la harpe une respiration. Dans la lignée de Dinking in the Shadow of Zizou (2015) et The Killing of Eugene Peeps (2020), l’artiste fait dialoguer ses multiples instruments sans chercher la perfection, mais l’émotion brute. L’écoute révèle cette tension entre la chaleur du studio et la solitude nocturne, entre la maîtrise et le lâcher-prise.
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« You’re half awake, and half asleep, but you’re warm… ». – Bastien Keb
Malik Ameer Crumpler : la voix dans le rêve

Poète et compositeur installé à Paris, Malik Ameer Crumpler apporte à Ghouls une profondeur nouvelle. Sa voix, parfois parlée, parfois murmurée, agit comme un guide à travers le brouillard sonore. Les deux artistes avaient déjà collaboré sur plusieurs projets mêlant spoken-word et jazz expérimental, mais ici l’alchimie se transforme en narration : chaque poème semble ouvrir une porte vers un autre morceau. On retrouve ce souffle « beat » des années 70, entre Gil Scott-Heron et le free-jazz spirituel, mais réinjecté dans une texture électronique presque éthérée. Un disque pour les égarés ? Dans les notes qui accompagnent la sortie, Bastien Keb écrit : « Ce disque est pour tous ceux qui se sentent perdus dans un monde qui s’est lui-même perdu sans s’en rendre compte ».
Une phrase simple, mais juste, car Ghouls est moins un album qu’un état d’esprit : celui d’une humanité en apnée, qui cherche encore la beauté dans les lueurs lointaines. Entre le groove poussiéreux et les nappes éthérées, entre la nostalgie des années 90 et la poésie du présent, Bastien Keb signe un disque-refuge, un havre pour l’écoute lente, la dérive volontaire. Avec Ghouls, Bastien Keb boucle une décennie d’explorations intérieures et musicales. Le musicien continue de fuir les catégories, préférant la cohérence émotionnelle au style défini. Son univers reste celui d’un artisan visionnaire, entre funk spectral, ambient cinématographique et poésie murmurée. Et s’il y a bien des « fantômes » ici, ils ne font pas peur, ils veillent, à distance, sur une musique qui redonne sens au silence.
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