Avec Tranquilizer, Daniel Lopatin fouille les restes d’une mémoire numérique effacée pour bâtir un album fragile, sensoriel et déroutant. Entre ambient apaisé et chaos digital, Oneohtrix Point Never transforme des archives sonores disparues en matière émotionnelle d’une étonnante précision
Construit à partir de sample-libraries commerciales des années 1990 aujourd’hui perdues, Tranquilizer joue avec l’idée d’obsolescence, de disparition et de rémanence.Daniel Lopatin y déploie une musique où le banal se dissout dans l’étrange, où les textures ordinaires se transforment en hallucinations électroniques. Un disque qui brouille la frontière entre faux souvenirs, technologies mortes et émotions bien vivantes…
Les archives effacées comme terrain de jeu

Oneohtrix Point Never revient ici avec une idée simple et vertigineuse : creuser dans des bibliothèques de sons commerciales que plus personne n’écoute, parce qu’elles ont été englouties par les évolutions technologiques. Ces matériaux oubliés, Lopatin les réassemble comme on manipule un objet trouvé : avec attention, ironie parfois, mais surtout avec une vraie curiosité pour ce qu’ils racontent de notre rapport au numérique. Loin de la nostalgie, Tranquilizer s’intéresse plutôt à la façon dont le passé sonore survit en nous, incomplet, déformé, fragmenté. Une hallucination douce, puis tout se fissure. Au fil des pistes, l’album oscille entre nappes ambient presque lumineuses et ruptures brutales où le digital sature, glisse ou se met à trembler. La beauté du disque repose sur ces bascules, le calme n’est jamais totalement stable, le chaos jamais totalement destructeur. Cette tension permanente donne à l’ensemble une couleur très particulière, comme une rêverie interrompue par des éclats de réalité numérique.
« Les archives disparaissent, mais les sensations survivent. Ce disque est né de cette zone trouble. » –
Le banal devient un miroir sensible

Daniel Lopatin a toujours aimé détourner les textures lisses, les sons trop propres, les signaux sans âme. Ici, cette esthétique prend une dimension presque matérielle, on entend le grain du temps, le frottement entre ce qui reste et ce qui manque. Un motif synthétique trop “preset” devient soudain vulnérable ; une boucle anodine se fragmente en poussière ; un pad artificiel gagne en profondeur au moment où il semble prêt à disparaître. Tranquilizer épouse cette fragilité comme une qualité poétique. Une réflexion sur notre mémoire numérique. À l’ère du streaming total, Lopatin interroge notre obsession de l’accès permanent.
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Que se passe-t-il quand les sons eux-mêmes s’effacent ? Quand les supports meurent ? Quand la mémoire numérique devient aussi instable que la mémoire humaine ? Tranquilizer n’apporte pas de réponse, mais invite à écouter autrement, non pas pour reconnaître, mais pour accueillir ces traces flottantes, ces échos d’un passé sans origine solide. Avec Tranquilizer, Oneohtrix Point Never signe un disque qui ne flatte jamais l’oreille, mais qui parle directement à la zone sensible, là où les souvenirs se fabriquent sans qu’on les contrôle. Un album qui ne cherche pas à séduire, mais à murmurer, à fissurer, à dériver. Un geste sonore rare, délicat, conceptuel, émotionnel, qui confirme Lopatin comme l’un des artistes les plus singuliers de notre.


