En exhumant Travesías, Buh Records poursuit un patient travail de mémoire : celui d’une électronique latino-américaine visionnaire, longtemps confinée à l’ombre. Derrière ces compositions réalisées entre 1986 et 1994, Oksana Linde dessine une géographie mentale où le son devient outil de perception, de soin et de résistance
Deuxième volume publié par Buh Records, Travesías prolonge l’élan amorcé avec Aquatic and Other Worlds. Mais au-delà de l’archive, l’album révèle une trajectoire singulière : celle d’Oksana Linde, une compositrice qui, contrainte de quitter la science pour des raisons de santé, a transformé la synthèse électronique en espace de méditation active ; une œuvre à écouter comme un déplacement intérieur, autant qu’un jalon majeur de l’histoire électronique latino-américaine…
Une électronique née hors des centres

Composées dans un studio privé à San Antonio de Los Altos, loin des capitales culturelles occidentales, les pièces de Travesías portent cette distance en elles. Les synthétiseurs n’y cherchent ni la démonstration technologique ni l’avant-gardisme tapageur. Ils avancent lentement, par nappes poreuses, lignes flottantes, silences habités. Linde ne documente pas un futur abstrait : elle construit des espaces de perception alternatifs, presque domestiques, profondément incarnés.
Travesía Acuastral : un moment charnière. Trois pièces centrales de l’album trouvent leur origine dans le concert Travesía Acuastral, présenté en 1991 à Caracas lors du 3e Encuentro de la Nueva Música Electrónica. À l’époque, la scène expérimentale vénézuélienne est en pleine effervescence, soutenue par des initiatives collectives comme Musikautomatika. Ce contexte n’est pas anecdotique : il rappelle que ces musiques n’étaient ni marginales ni isolées, mais inscrites dans un véritable écosystème créatif latino-américain aujourd’hui largement invisibilisé.
« Oksana Linde ouvre un espace dans une électronique lente et tournée vers l’écoute intérieure ; l’expérimentation latino-américaine des années 80 n’était ni marginale ni en retard, mais profondément en avance sur nos manières actuelles de percevoir le son. » — Houz-Motik Magazine
Composer pour écouter autrement

À partir de la fin des années 80, la musique de Linde s’imprègne de pratiques méditatives, notamment le Reiki. Certaines pièces de Travesías sont conçues pour accompagner ces états d’attention modifiée. Ici, le son ne progresse pas : il respire. Les motifs s’étirent, se dissolvent, reviennent autrement. Kerepakupai vena, référence directe au Salto Ángel, fonctionne comme un paysage sonore immobile, traversé de micro-variations, presque imperceptibles.
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Une archive qui arrive au bon moment : comparer Oksana Linde à Suzanne Ciani ou Isao Tomita a du sens, mais masque l’essentiel, son œuvre s’inscrit dans une histoire parallèle de l’électronique, ni européenne, ni nord-américaine. Avec Travesías, Buh Records ne publie pas seulement un disque : il réactive une mémoire fragile, rend audible un pan entier de création resté hors champ. Une archive qui, aujourd’hui, ne sonne ni nostalgique ni datée, mais étonnamment nécessaire. À l’heure où l’archéologie électronique devient parfois un simple exercice de style, Travesías rappelle une chose simple, certaines musiques ne cherchent pas à faire époque ; elles cherchent à ouvrir des passages.


