Dans le sillage du DJ Alfredo, son fils Jaime Fiorito inaugure un bar d’écoute vinyle qui bouscule les codes festifs de l’île. Loin des enceintes surboostées des clubs mythiques, Urusai Sunset Bar contrebalance les habitudes sonores d’Ibiza
Installé dans le restaurant El Silencio, ce nouveau lieu propose une expérience d’écoute audiophile, en hommage à la tradition japonaise des jazz kissa. Imaginé par Jaime Fiorito, fils du pionnier du Balearic beat, DJ Alfredo, disparu en décembre dernier, Urusai Sunset Bar n’est pas un bar comme les autres. À rebours du tumulte clubbing d’Ibiza, il offre une parenthèse de calme, dédiée à l’écoute intégrale de vinyles soigneusement sélectionnés. Son fondateur y tisse un pont inédit entre héritage musical familial, culture sonore japonaise et identité méditerranéenne. Ce nouvel établissement s’inscrit dans un mouvement mondial plus large : celui des listening bars, ces espaces hybrides entre bar, temple HiFi et havre de concentration/médiation musicale ; une révolution douce qui, peu à peu, gagne le monde entier…
Loin du BPM, le retour au calme choisi

Ibiza n’est pas connue pour sa subtilité sonore. Depuis les années 1990, l’île a fait des décibels sa signature estivale, au point d’en devenir une capitale mondiale du son compressé, sur-dimensionné et marchandisé par l’industrie du tourisme… Pourtant, dans un coin de la plage de Cala Molí, un nouveau lieu prend le contre-pied : Urusai Sunset Bar. Pas de DJ booth surélevé, ni de dancefloor transpirant. Juste une sélection vinyle, un système HiFi cousu main, et une philosophie simple : écouter pour ressentir. Le tout dans une séreinité collective, à peine troublé par le vent ou le cliquetis d’un verre de saké. Inspiré des jazz kissa japonais – ces cafés d’écoute apparus dans le Tokyo des années 50 – Urusai revendique une nouvelle forme d’écoute méditerranéenne : plus chaude, plus libre, mais tout aussi rigoureuse dans son rapport au son. Une révolution dans une île saturée de beats.
Jaime Fiorito : prolonger l’esprit plutôt que la légende

Derrière ce projet, un nom qui résonne pour toute une génération de clubbers : Fiorito. Jaime, fils du regretté DJ Alfredo, pionnier du Balearic sound et figure tutélaire du club Amnesia, reprend le flambeau sans chercher à capitaliser sur la notoriété paternelle. Il propose plutôt un changement d’échelle : du grand club au micro-bar, du set euphorique à la session contemplative.
La programmation est pensée comme un voyage introspectif, entre jazz spirituel, soul latine, musiques espagnoles oubliées et raretés funk. Jaime n’est pas seul à la manœuvre : il invite autour de lui un cercle de connaisseurs – Jazz N Palms, Ryan O Gorman, Luca Averna, ou encore DJ Pippi – à raconter leur propre version du slow listening. Le son, ici, ne cherche plus à posséder les corps mais à dialoguer avec l’âme.
« Ce n’est pas un hommage nostalgique, c’est une réinvention de l’héritage musical d’Ibiza. Mon père aurait adoré l’idée », confie Jaime Fiorito.
Une tendance mondiale, entre luxe discret et culte du détail

Urusai ne tombe pas du ciel. Depuis quelques années, un phénomène discret redessine la carte mondiale de la musique : l’essor des listening bars. Ces lieux, à mi-chemin entre café, cave à vin, et temple audiophile, revisitent les codes nippons des fameux jazz kissa. Le vinyle y est roi, l’écoute collective sacrée, et le système audio aussi vénéré que le chef en cuisine. À Londres, des lieux comme Brilliant Corners ou Spiritland font office de références. À New York, Public Records ou Tokyo Record Bar explorent la même philosophie avec une touche gastronomique. En Europe, Amsterdam, Barcelone, Berlin, Lisbonne, Porto, Rome et Milan suivent la même voie.
En France, Paris tient le haut du pavé : Bambino, Listener, Book Bar (de l’Hôtel Grand Amour), Bruit Rose, Fréquence, Les Belles Personnes, ou encore Dizonord jouent les pionniers. Et même si la province reste timide, des signaux apparaissent à Lyon, Marseille, Nantes ou Toulouse, souvent à la marge des circuits habituels, portés par des passionnés du son bien fait. Le format est exigeant, parfois difficile à rentabiliser, mais sa croissance lente en dit long sur notre époque : le besoin de qualité se fait entendre.
Un izakaya face au couchant, entre Japon et Méditerranée

La proposition d’Urusai ne se limite pas à l’écoute ; elle engage les cinq sens. Côté cuisine, les chefs Taku Yuji Mikurya et Romain Littière revisitent l’izakaya japonais en version insulaire : poissons locaux au miso, légumes confits, saké sec et vins nature se marient à la perfection avec un disque d’ambient flûté ou une face B oubliée de Marcos Valle. Tout est pensé pour ralentir : le service, l’espace, la musique. Même le coucher de soleil devient un moment de scène. Dans cet écosystème discret mais exigeant, l’écoute devient un rituel, presque spirituel. Ibiza, trop souvent réduite à ses clichés festifs, retrouve ici une forme d’intériorité. Le calme après la tempête ? Peut-être. Ou le calme comme nouvelle tempête.
Vers un nouveau modèle de clubbing ?
La question mérite d’être posée : et si le futur de la fête n’était pas plus fort, plus gros, plus rapide — mais au contraire, plus profond ? Avec Urusai, Jaime Fiorito esquisse une autre voie. Une qui n’oppose pas club et méditation, mais les réconcilie. Une qui accepte que la musique ne soit pas seulement une bande-son de l’excès, mais aussi un espace de soin, d’écoute et de transmission. Et si Ibiza, loin d’être l’île du bruit, devenait aussi celle du silence choisi ? Un endroit où l’on danse moins, mais où l’on écoute mieux. Une petite révolution douce, mais loin d’être anodine… L’ouverture d’Urusai Sunset Bar ouvre de nouvelles brèches. Ibiza pourrait-elle inspirer d’autres lieux méditerranéens à faire de la lenteur un luxe audible ? Sète, Arles, Palerme… Les villes portuaires d’autres mers et océans, chargées d’histoires, et des villes de province dans les terres, seront probablement les prochaines à redécouvrir le pouvoir du sillon profond et du vinyle qu’on écoute sans scroll.