EP Oganesson Remixes

Tortoise remixé, plongée dans l’atome d’Oganesson

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Neuf ans de silence studio, une poignée d’atomes lourds, et une collision de mondes sonores : Tortoise n’a pas disparu, il a muté. Avec The Oganesson Remixes, le groupe culte de Chicago amorce une renaissance intrigante en confiant les clés de son retour à un cercle de proches, d’alliés et d’iconoclastes. À la veille d’un nouvel album annoncé pour l’automne, ce disque hybride fonctionne comme un laboratoire. Écouter ces six versions d’un même morceau, c’est comme contempler une même molécule sous six microscopes différents

The Oganesson Remixes n’est pas une simple mise en bouche : c’est un manifeste en six mouvements. Tortoise y observe ses propres mutations à travers le prisme de collaborateurs aussi singuliers que Saul Williams, Makaya McCraven, ou Heba Kadry. En choisissant de ne pas multiplier les morceaux mais de retravailler le même à l’infini, le groupe explore la mémoire, la matière et les potentialités de l’élément Oganesson — synthétique, ultra-lourd, et théoriquement instable ; autant dire un miroir…

Saul Williams, l’explosion verbale

Photo Saul Williams
Saul Williams DR

Premier choc : le remix de Saul Williams injecte une tension poétique immédiate. L’activiste-slameur, vu récemment sur scène avec Moor Mother ou Trent Reznor, superpose un texte dense à la structure déjà complexe de “Oganesson”. Sa voix fend les nappes, scande la colère et l’espoir, comme s’il tordait les ondes pour leur faire avouer quelque chose. Le post-rock, ici, devient incantation, un appel aux corps et à la conscience. Il ne s’agit pas d’un featuring, mais bien d’une métamorphose. On passe du drone contemplatif à une transe de résistance, sans jamais perdre le fil.

Heba Kadry, l’architecte du son

Photo Heba Kadry
Heba Kadry DR

Plus inattendu, la présence de la grande ingénieure mastering Heba Kadry. Son remix, minimaliste et ultra-précis, opère comme une vivisection. Elle fragmente les lignes de basse, recadre les reverbs, fait résonner le silence avec une science quasi-médicale. L’Oganesson devient ici un squelette suspendu dans une chambre anéchoïque, où chaque bruit a une densité radioactive. Son travail, plus intellectuel qu’émotionnel, rend hommage à la structure musicale de Tortoise, mais la pousse vers l’abstraction. On pense à Autechre ou Ryoji Ikeda, sans la froideur.

« I remix reality because the default playlist is a death march. » — Saul Williams, interview dans The Creative Independent, 2023

Patrick Carney & Broken Social Scene, le choc des textures

Photo Broken Social Scene
Broken Social Scene DR

Broken Social Scene étire le morceau dans un paysage onirique. Le groupe, qui partage avec Tortoise un goût pour l’expérimentation orchestrale, s’amuse ! Cordes, delay, voix filtrées : c’est une dérive, un contrepoint parfait à la version Carney. Leur remix donne du relief à l’EP, comme un grand angle posé sur un détail microscopique.

Photo Patrick Carney
Patrick Carney DR

À l’inverse, Patrick Carney (The Black Keys) renverse la table avec un remix très physique, presque rock-indus. Grosse caisse à la tête, caisse claire en rafale : le titre prend une dynamique de live band, brutal et frontal, comme si l’élément 118 redevenait du cuivre ; le chimiste sonore nous retourne le cerveau.

Makaya McCraven, le souffle jazz de demain

Photo Makaya McCraven
Makaya McCraven DR

La relecture signée Makaya McCraven referme l’EP dans un flux de percussions polyrhythmiques et de textures moirées. Fidèle à sa méthode du “sampling organique”, le batteur de Chicago déconstruit puis recompose “Oganesson” avec des frappes flottantes, du dub spectral, et des clins d’œil à la scène spiritual jazz. C’est le remix le plus proche de l’ADN de Tortoise — et pourtant, il ouvre une voie entièrement neuve. Ici, tout se joue dans le détail : les ruptures, les effets de seuil, le grain des cymbales. On sent une transmission. Comme un dialogue entre générations qui parlent le même langage, mais n’utilisent pas les mêmes mots.

Tortoise n’est pas mort, il mijotait. À travers ce EP mutant, les Chicagoans rejouent leur propre mythe : celui d’un groupe indéfinissable, en perpétuelle recomposition. L’album à venir, prévu pour cet automne sur International Anthem et Nonesuch, risque de pousser encore plus loin ce retour des matières instables.

Fondateur de Houz-Motik, Cyprien Rose est journaliste. Il a été coordinateur de la rédaction de Postap Mag et du Food2.0Lab. Il a également collaboré avec Radio France, Le Courrier, Tsugi, LUI... Noctambule, il a œuvré au sein de l'équipe organisatrice des soirées La Mona, et se produit en tant que DJ.

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