Après Al Jamilat (2017), Yasmine Hamdan présente I Remember I Forget (بنسى وبتذكر). Écrit entre Paris, Beyrouth et quelques points de suspension intimes, cet opus est une méditation sur la mémoire, l’exil, la perte et la résistance ; une œuvre douce et effervescente, entre archaïsme et contemporain, politique et personnel
Yasmine Hamdan compose comme on tisse : des fils d’héritage arabe ancien, des chansons codées de résistance, des souvenirs familiaux, un regard sur les crises qui ravagent le Liban et le monde, tout en savourant le paradoxe d’être entre deux mondes. I Remember I Forget ne se contente pas de raconter : il explore ces espaces vides entre ce qu’on oublie et ce qu’on se souvient. Ce disque interroge la langue, le temps, la voix, et propose comme perspective d’ouverture celle d’un art qui ne se laisse pas avaler par l’urgence, mais qui trouve dans le temps (et le retrait) sa force…
L’absence et le temps retrouvé

Chaque morceau semble parler d’absences : celle du pays, celle des proches et celle du passé. Hamdan explique avoir voulu faire une pause : après Al Jamilat, elle ne repart pas simplement, elle prendra le temps de digérer les catastrophes – explosion de Beyrouth, crise économique, pandémie… – avant de revenir. Dans Hon, qu’elle écrit avec le poète palestinien Anas Alaili, elle évoque une « tiny land / with a gaping wound », image simple et fracassante, qui rattache la fragilité du pays au bruissement du souvenir. Cette quête de temps retrouvé, de clarté, est ce qui donne à l’album sa profondeur : Hamdan ne court pas après le bruit, elle écoute ce qui reste.
Héritage, tradition et modernité en tension : l’album entremêle tradition arabe – tarweedas palestiniennes, musique nubienne, chants anciens – et électronique contemporaine. Cette tension, parfois délicate, est ce qui fait l’originalité de l’œuvre : le vieux se refuse à mourir, mais il ne se répète pas non plus. Il se transforme, interroge. Exemple avec Shmaali, porté par des arrangements électroniques modernes, mais construit autour de paroles codées chargées d’histoire, de résistance. Parfois cette tension est plus flottante, moins parfaitement accordée. Certains morceaux, comme dans Mor مرّ التجنّي, semblent chercher leur équilibre entre électronique rêveuse et nostalgie presque douloureuse.
« J’étais en train de vivre entre deux lieux — Paris et Beyrouth —, mais je n’ai jamais vraiment pu déconnecter ; tout ce que j’aime reste là-bas, tout ce que je vois ici est imbibé de ce qu’on partage, de ce qu’on a perdu. » — Yasmine Hamdan, entretien avec The National.
Politique, douleur, poésie

Le contexte géopolitique est omniprésent : le Liban, la diaspora, la Palestine, la guerre, la distance. Mais Hamdan transforme la douleur en poésie, sans la rendre vulgaire. Elle choisit les mots, les images, les formes musicales comme des gestes de résistance. L’album ne hurle pas, mais il chuchote avec gravité. Le chant, clair ou parfois voilé, est instrument de mémoire. Elle évoque les chants “encrypted” palestiniens, ceux qui servaient à transmettre des messages sous menace. Elle les retrouve, les ré-interprète, les magnifie. Failles, beauté, humanité retrouvée : malgré les thèmes sombres, l’album n’est pas dénué de beauté lumineuse. L’émotion sincère, les mélodies qui chatouillent, le souffle de l’espoir même dans les moments d’ombre.
Yasmine Hamdan, loin de se poser en prophète, offre ses failles, ses hésitations, ses nostalgies. Le chant “humain”, imparfait, devient ce qui la relie — et qui nous relie — à ce qui compte encore. Et dans cette humanité, il y a aussi la joie de retrouver sa voix, ses racines, ses histoires, de les tisser avec les matières sonores modernes, de réconcilier l’intérieur et l’extérieur, la mémoire individuelle et celle collective. I Remember I Forget est un appel à la conscience, un pont entre un passé fracturé et un futur possible. Ce disque augmente notre patience, nous invite à regarder, à écouter, à ressentir. Ce chemin peut être long, il promet cependant une résilience qui dépasse les frontières et les silences.